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PRÉSENTATION À LA PRESSE DE
L’ÉVALUATION DE POLITIQUE PUBLIQUE
«
L’OCTROI DE MER, UNE TAXE À LA CROISÉE DES CHEMINS
»
Mardi 5 mars 2024
9h30
Allocution de Pierre Moscovici,
Premier président de la Cour des comptes
Mesdames et messieurs,
Bonjour et merci de votre présence.
Je suis heureux de vous accueillir pour vous présenter
l’évaluation de politique publique menée par la Cour, relative à l’octroi de mer.
Je souhaite avant tout saluer le travail de l’ensemble des artisans de ce rapport, qui son
t
nombreux
. Ce travail est en effet issu d’une formation dite «
inter-juridictions », pour lequel les
équipes de la 5ème chambre de la Cour des comptes et les chambres régionales des comptes de
Martinique, Guadeloupe, Guyane, de La Réunion et de Mayotte ont associé leurs efforts. Je remercie
chaleureusement la présidente de la cinquième chambre,
Catherine Démier,
qui a présidé cette
formation, ainsi que
le contre-rapporteur
Philippe-Pierre Cabourdin,
conseiller maître,
mais aussi
l’équipe de rapporteurs
: Cyrille Pierre
, conseiller maître,
rapporteur général,
Patrick Plantard,
président de section à la CRC Antilles-Guyane,
Étienne Gradelet,
conseiller référendaire en service
extraordinaire,
Amélie Elluin,
experte en science des données,
Benoit Zaccaron, Karine Ferrand
et
Rémy Rougeollé
, vérificateurs. Le président de la chambre régionale des comptes La Réunion et
Mayotte,
Nicolas Péhau
et celui de la chambre Guadeloupe-Guyane-Martinique,
Patrick Barbaste,
ont participé activement à cette enquête. Je souhaite les remercier chaleureusement pour leur
implication et pour leur travail approfondi, que je crois profondément d’actualité.
Avant d’en dévoiler les principaux messages, j’aimerais préciser la nature et les méthodes de notre
publication
. Ce rapport est, je tiens à le souligner, une évaluation de politique publique.
Je m’en
réjouis, car la Cour s’est engagée dans une montée en puissance de ce format de travaux.
Comme pour toute évaluation de politique publique, les travaux ont été présentés tout au long de
la procédure pour avis à un comité d’accompagnement
. Il était composé notamment de haut-
fonctionnaires, d’universitaires et d’experts français, de l’hexagone et ultramarins, mais aussi
européens. Je remercie d’ailleurs les membres de ce comité, qui ont pu s’exprimer dans toute la
diversité de leurs opinions et expériences.
Qui dit évaluation de politique publique, dit aussi exploitation d’un grand nombre de données
;
l’instruction a reposé sur l’exploitation des principales bases de données nationales e
t locales de
l’octroi de mer, outre la réalisation d’enquêtes de terrain, l’exploitation des réponses à des
questionnaires et les nombreux entretiens menés.
Surtout, et c’est là je crois l’élément le plus distinctif d’une évaluation de politique publique
,
l’instruction de rapport a été guidée par des questions évaluatives, auxquelles l’équipe a cherché à
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répondre, et que je vous présenterai dans un instant.
Alors qu’il existe aujourd’hui un octroi de mer,
c’est
-à-
dire dans les faits l’équivalent d’un droi
t de douane affectant les échanges de biens à
l’intérieur du territoire de la République française, quelle est sa pertinence
? Quels sont ses
objectifs ? Participe-t-il efficacement à la protection des territoires ultramarins et à la compétitivité
des entreprises qui y sont situées ? Cette taxe a-t-elle des effets vertueux ou contre-productifs ?
Avant d’entrer dans le détail du contenu et des recommandations de ce rapport, j’aimerais revenir
en quelques mots sur l’actualité quelque peu foisonnante relative
à l’octroi de mer.
L’évaluation que je vous présente aujourd’hui a été inscrite au programme de travail de la Cour en
2022, mais aujourd’hui, sa publication s’inscrit dans un contexte particulier
. En effet, la première
des mesures issues du comité inter
ministériel de l’outre
-mer du 18 juillet dernier, présidé par la
Première ministre de l’époque, porte précisément sur la réforme de l’octroi de mer. Elle prévoit que,
dans un objectif de baisse du prix des produits de
grande consommation, une réforme de l’
octroi de
mer sera engagée, au plus tard dans le projet de finances pour 2025
soit dans quelques mois. Elle
indique que la mise en œuvre de cette réforme doit s’achever
au plus tard fin 2027, en garantissant
le même niveau de recettes qu’aujourd’hui pou
r les collectivités locales. En effet la France doit
soumettre à la Commission européenne, au plus tard le 30 septembre 2025,
un rapport d’évaluation
lui permettant de déterminer si les conditions qui justifient l’application de ce régime continuent
d’être
remplies
. Par ailleurs, le régime actuel est fixé jusqu’au 31 décembre 2027.
Au-
delà du comité interministériel de l’outre
-
mer, d’autres travaux récents ont abordé le sujet de
la réforme de l’octroi de mer
: le rapport de la commission d’enquête de l’As
semblée nationale sur
le coût de la vie dans les collectivités territoriales d’outre
-
mer, rendu public en juillet 2023, et l’avis
du Conseil économique social et environnemental formulant
« Dix préconisations pour le pouvoir
d’achat en outre
-mer »
, publié le 11
octobre 2023. Il n’y a donc pas que la Cour à s’être penchée sur
ce très ancien dispositif douanier.
J’en viens aux grands chapitres de cette évaluation.
Le rapport est divisé en quatre parties : un
chapitre introductif, qui présente les caractéris
tiques essentielles du dispositif de l’octroi de mer
; un
premier chapitre sur les modalités et les effets de l’octroi de mer sur les finances locales
; un second
chapitre sur les effets de l’octroi de mer sur le développement de l’économie locale
; enfin, dernière
partie, un scénario de réformes qui repose sur quatre grands axes de recommandations.
*
I.
Dans son chapitre introductif, le rapport se penche sur le cadre historique et institutionnel
de l’octroi de mer.
L’octroi de mer a été créé en Martinique
dès 1670
: il s’agit de l’un des plus anciens systèmes
d’imposition existant en France.
Cette taxe existe en Guadeloupe, en Guyane, en Martinique, à
Mayotte et à La Réunion (collectivités régies par l’article 73 de la Constitution). Elle s’applique, d’une
part, aux importations de biens et, d’autre part, aux livraisons de biens effectuées à titre onéreux par
les personnes qui les ont produits. Les données exploitées dans le cadre de l’enquête couvrent la
période 2014-2022.
Historiquement, cette taxe avait pour objectif le financement des collectivités
: elle abondait les
budgets des communes, puis des régions, par la taxation des biens importés y compris de France
hexagonale.
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Elle participe aujourd’hui, à de nombreux égards, aux identités ultramarines, et
la plupart des élus y
sont profondément attachés. Avec d’autres dispositifs, elle incarne le principe de libre administration
et
d’autonomie financière des collectivités locales. Elle représente surtout près d’un tiers des
ressources des communes.
Plus
récemment, un objectif économique s’est ajouté à l’objectif budgétaire de l’octroi de mer.
Ce
second objectif a été édicté pour rendre l’octroi de mer compatible avec les règles fondatrices de la
construction européenne, qui ont aboli les droits de douane au sein du marché unique européen.
Quatre décisions du
Conseil de l’Union européenne ont été adoptées sur l’octroi de mer en
1989,
2004, 2014 et
2021, pour favoriser l’intégration des territoires ultramarins au marché européen, tout
en prévoyant des adaptations propres à ces régions.
Ces textes posent des principes essentiels.
D’une part, à côté de l’octroi de mer «
historique
» visant les importations (autrement dit l’octroi de
mer « externe »), un octroi de mer « interne » a été introduit, qui taxe les productions locales au-delà
d’un certain seuil –
actuellement 550
000 euros de chiffre d’affaires. D’autre part, les collectivités de
niveau régional ont la possibilité de décider un «
différentiel d’octroi de mer
» applicable aux biens
importés, par rapport aux mêmes biens produits localement, en vue de compenser les surcoûts de la
production locale.
Le modèle de l’octroi de mer tel qu’il existe aujourd’hui est ambigu : il combine des objectifs à la fois
de compensation et de rattrapage
. Cela mène à une forme de « non-dit » entre la Commission
européenne, qui l’inscrit dans une approche temporaire et révisable, et les collectivités locales, qui
s’inscrivent davantage dans la perspective d’un dispositif pérenne.
Enfin, le régime de l’octroi de mer se car
actérise par sa complexité
. Cela est dû à la superposition des
deux objectifs que j’ai évoqués, de financement des collectivités et de protection des entreprises
locales, et aux deux catégories d’attributaires de la taxe, à savoir les communes, depuis l’or
igine, et les
régions depuis les lois de décentralisation du début des années 1980.
En d’autres termes, l’octroi de mer correspond désormais à quatre catégories
de situations
: octroi de
mer interne, octroi de mer externe, octroi de mer régional interne et octroi de mer régional externe
(OMRE). Cette complexité est encore amplifiée par les dispositions plus détaillées, législatives et
réglementaires, qui régissent au niveau national sa collecte, son utilisation, et les nombreuses règles en
matière d’assujetissement, de déductions et d’exonérations, elles
-mêmes obligatoires ou facultatives
suivant les décisions des exécutifs régionaux. Cette complexité nuit à la lisibilité du régime et complique
sa mise en œuvre.
*
II.
Après ces quelques mots de définition d’une taxe complexe et ancienne, j’en viens au
contenu du premier chapitre du rapport. Il porte sur les effets de l’octroi de mer sur les
finances locales, et il répond pour ce faire à deux questions évaluatives.
La première question est la suivante : dans
quelle mesure l’octroi de mer a
-t-il un impact sur les
recettes et les dépenses locales ?
En réponse à cette première question, la Cour relève que l’octroi de mer a un impact positif sur le
volume et le dynamisme des recettes des communes.
Les
recettes nettes globales de la taxe sont
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élevées : elles ont atteint un niveau historique en 2022 à
1,64 Md€,
et elles connaissent une hausse
moyenne, tous départements et régions d’outre
-mer confondus, de 4,64 % par an sur la période
2014-
2022. Il s’agit donc d’une recette majeure, qui plus est, relativement insensible aux chocs
conjoncturels.
L’octroi
de mer représente en moyenne 32 % des produits de gestion des communes,
des départements et régions d’outre
-mer : il couvre de fait près de la moitié des dépenses de
personnel des communes.
Toutefois
,
en ratio par habitant, elle est inégalement répartie : la Martinique et la Guadeloupe
bénéficient en 2022 de recettes d’octroi de mer par habitant près de deux fois supérieures à celles de
Mayotte et une fois et demi supérieure à celles de La Réunion. Par ailleurs, au sein du dispositif,
l’octroi de mer interne, c’est à dire la partie de la taxe pesant sur les entreprises ultramarines, ne
s’élève qu’à 54 M€, soit 3,3 % des recettes totales. En pratique, moins de mille entreprises
ultramarines par an en sont redevables.
S’agissant des dépenses, les montants de l’octroi de mer sont principalement affectés aux
dépenses de fonctionnement des communes
; en conséquence, ces montants n’ont pas d’impact
direct et fort sur les investissements.
Les critères de répartition de la ressource issue de l’octroi de
mer entre les communes reposent sur des bases juridiques variées et parfois incertaines, et sur des
critères disparates. La répartition de ces recettes entre les communes repose sur la dotation globale
garantie, prévue par la loi. Par le canal de cette dotation, la quasi-
totalité des recettes de l’octroi de
mer est, en pratique, affectée à la section de fonctionnement des communes, sans « fléchage »
particulier.
L’impact de l’octroi de mer sur les dépenses d’investissement est pour sa part ténu, car il est
résiduel
. La section d’investissement des collectivités n’en bénéficie qu’en cas d’excédent de la
section de fonctionnement. La Cour souligne que l’affectation de l’essentiel de la ressource à des
dépenses de fonctionnement est porteuse d’une forme d’accoutumance, et d’un risque de
désincitation à la recherche d’économies de fonctionnement ou à la maîtrise des dépenses. Elle ne
permet pas d’investir sur les déterminants du développement économique de ces territoires.
Toujours pour mesurer les effets de l’octroi
de mer sur les finances locales, l’équipe a cherché à
répondre à une seconde question évaluative
: dans quelle mesure les décisions relatives à l’octroi
de mer sont-elles transparentes et prévisibles ?
La réponse est pour nous sans équivoque
: l’octroi
de mer est un régime globalement instable, peu prévisible, marqué par une complexité excessive et
caractérisé par une faible transparence.
Cette instabilité est liée notamment aux ajouts, retraits ou changements périodiques de biens sur les
listes européen
nes de produits taxés. Elle tient aussi au nombre de taux effectifs pour l’octroi de mer
interne et externe
de sept à seize taux différents selon les territoires, et je parle là uniquement de
l’octroi de mer externe des communes. L’instabilité tient auss
i au rythme soutenu de modification
des taux et de décisions d’exonérations, prises y compris en cours d’année, ou encore à l’absence
d’alignement des décisions en matière de taux pour le niveau communal et régional, à l’exception
notable de La Réunion.
En conséquence, pour les entreprises, l’élaboration d’un modèle économique pluriannuel est
complexe, voire aléatoire. Les modalités actuelles de pilotage du dispositif tendent de fait à
privilégier les entreprises en place, qui maîtrisent les procédures régionales, ce qui réduit la
concurrence.
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Ensuite, l’absence de prévisibilité de l’octroi de mer se double d’un manque de transparence, en
particulier sur les décisions d’exonérations et de changements de taux.
Les parties prenantes sont
associées aux décis
ions selon des modalités variables d’un territoire à l’autre. Par ailleurs, pour prendre
ces décisions que la loi leur confie, les collectivités locales sont dépendantes des informations que
l’administration des douanes communique. Or celles
-ci ne sont transmises que tardivement et
parfois ne sont pas exploitables. Les collectivités font ainsi fréquemment appel à des prestataires
privés spécialisés pour traiter les données disponibles. La motivation des exonérations, qui devrait
figurer dans les rapports ex
plicatifs que les collectivités locales doivent transmettre à l’État
, est
rarement fournie.
Cette situation est d’autant plus regrettable que le coût cumulé des exonérations
et taxes non perçues est significatif : il atteint
490
M€
par an. On peut donc estimer que sur 100
encaissés sur la période 2015-
2019, près d’un tiers supplémentaire correspond à des recettes
potentielles non encaissées.
Enfin, l’octroi de mer est considéré comme une garantie de l’autonomie des collecti
vités locales,
mais cette autonomie est quasi inexistante pour les communes
.
Ces dernières sont pourtant de loin les premières bénéficiaires de la recette à près de 76 % entre
2014 et 2022. Or, sur les décisions d’assiette, de taux ou d’exonération, les
communes sont
seulement consultées, car ce sont les régions ou les collectivités uniques qui disposent du pouvoir
décisionnel.
*
III.
Le second chapitre du rapport examine l’impact de l’octroi de mer sur le développement
des économies locales, qui apparaît mitigé voire négatif.
Pour analyser les retombées économiques de l’octroi de mer, l’équipe du rapport a répondu à trois
questions.
En premier lieu, dans quelle mesure l’octroi de mer permet
-il de surmonter les handicaps
structurels des territoires ultramarins ?
Ces handicaps, dont la liste figure dans le traité sur le
fonctionnement de l’Union européenne, entraînent des surcoûts de production spécifiques, que le
différentiel d’octroi de mer est censé permettre de compenser. Or, notre évaluation révèle que
la
contribution de l’octroi de mer à la compensation de ces handicaps ultramarins est limitée. La Cour
relève également que la liste des biens dits « protégés
», qui sont susceptibles de faire l’objet d’un
différentiel d’octroi de mer, nécessite des avanc
ées méthodologiques pour déterminer avec la
fiabilité nécessaire les « surcoûts » liés aux handicaps ultramarins. Cette liste nécessite également un
contrôle public plus robuste.
Ensuite, la Cour s’est demandé
dans quelle mesure l’octroi de mer influai
t sur la compétitivité des
entreprises locales
. Les résultats des analyses menées sur la compétitivité des entreprises sont très
mitigés :
les effets économiques de l’octroi de mer sur la compétitivité des entreprises qui
bénéficient du différentiel apparaissent au mieux non quantifiables, au pire et le plus souvent non
avérés.
L’un des enjeux est la complémentarité de l’octroi de mer avec les autres aides aux entreprises, qui
mériterait sans doute d’être réétudiée, pour s’assurer de leur cohérence d’ens
emble et de
l’absence de surcompensation
. En outre, l’effet direct de l’octroi de mer sur le développement du
tissu entrepreneurial ultramarin est négligeable.
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Les calculs réalisés dans le cadre de ce contrôle ne permettent pas de démontrer une causalité de
l’octroi de mer sur la variation de la compétitivité des entreprises concernées.
De même, selon nos
constats, l’effet sur la création d’entreprises reste globalement faible. L’octroi de mer a logiquement
plutôt tendance à favoriser les entreprises présentes et parfois les positions acquises. Cela ne se
traduit pas par des prix plus bas pour les consommateurs locaux par rapport aux biens importés, et
ne permet pas aux productions locales d’accroître leur position concurrentielle par rapport aux
importat
ions, pour s’y substituer à terme, au moins partiellement. Ces conséquences vont à
l’encontre des intentions initiales du dispositif. Pour dire les choses simplement, si l’on taxe les
importations d’un bien qui représente 95 % de la consommation locale, po
ur protéger les
producteurs locaux qui représentent les 5 % restants, il faut s’assurer que cette production locale
pourra croître, créer de l’emploi, et consentir un effort sur les prix payés par les consommateurs. Or,
par ses caractéristiques mêmes, l’oc
troi de mer ne constitue pas un encouragement à une telle
démarche de substitution aux importations.
Le deuxième chapitre du rapport répond enfin à une troisième question : quels sont les effets de
l’octroi de mer sur l’économie des département et régions d’outre
-mer ?
Le rapport répond à cette
question en accordant la priorité à deux volets : le niveau des prix à la consommation, et la
dépendance à l’importation des territoires ultramarins.
En ce qui concerne la cherté de la vie, les impacts négatifs
de l’octroi de mer sur le niveau des prix
sont avérés (de l’ordre de 5 à 10 % de surcoûts moyens).
Ils sont toutefois difficiles à quantifier
branche par branche car l’octroi de mer, contrairement à la TVA, n’est pas «
traçable » pour les
consommateurs finaux.
S’il n’est évidemment ni la seule, ni la principale cause du coût de la vie dans
les DROM, l’octroi de mer participe de façon significative à un cumul de facteurs entraînant une
hausse du niveau des prix.
Son assiette (très majoritairement des importations de biens) y contribue de façon mécanique, dans
un contexte où de nombreux biens de première nécessité, peu ou non produits dans les
départements et régions d’outre
-
mer, sont assujettis à des taux parfois très élevés. S’y ajoute le
problème majeur
de la cohabitation entre la TVA et l’octroi de mer, qui est, selon la Cour,
dysfonctionnelle
: malgré l’exclusion de l’octroi de mer de l’assiette de la TVA prévue par la loi, cette
disposition est en pratique partiellement appliquée par la DGFIP.
De man
ière générale, l’effet de l’octroi de mer sur le maintien ou l’augmentation du pouvoir
d’achat des consommateurs, est un enjeu qui a été trop négligé par les pouvoirs publics.
Les
finalités principales de cette taxe, le financement des collectivités locales et la protection des
entreprises présentes localement, ont depuis longtemps relégué au second plan ses effets négatifs
pour
les
consommateurs
finaux.
Des
exonérations
ponctuelles
ont
certes
été
décidées
ponctuellement et, souvent,
dans l’urgence par ce
rtaines collectivités locales pour faire face aux
tensions sociales, mais sans s’attaquer
à la racine du problème, qui tient aux caractéristiques mêmes
du dispositif.
Au-
delà des consommateurs finaux, l’octroi de mer a aussi un impact négatif sur les serv
ices
publics, qui ont payé 159
M€ depuis 2017 au titre des biens importés
. Cette charge a notamment
pesé sur les budgets des structures hospitalières déjà financièrement fragiles, et au final sur
l’assurance maladie. Elle a également affecté les administrations régaliennes, pour l’importation de
matériels destinés à des missions de défense et de sécurité des populations ou à la surveillance des
frontières.
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En matière de commerce extérieur : l
’octroi de mer joue certes un rôle protecteur vis
-à-vis des
importations
. Néanmoins, il a pour effet dans le même temps de ne pas modifier, et même
d’encourager, la dépendance aux importations, qui caractérise déjà l’économie des régions concernées.
Car, l’octroi de mer n’est pas conçu comme un outil permettant de renfo
rcer la compétitivité des
entreprises et de leurs exportations, alors que son rôle ne devrait pas être neutre à ce sujet
. L’octroi
de mer est en effet supposé permettre aux entreprises de consolider leurs positions sur le marché
local, de dégager des marge
s de manœuvre pour investir, d’augmenter leur taille et finalement
d’exporter davantage vers le marché de l’Union européenne qui leur est ouvert sans aucun
e barrières
douanières. Or, la corrélation entre les secteurs protégés par le différentiel d’octroi
de mer et leurs
performances à l’exportation n’est pas établie. Les exportations des départements et régions d’outre
-
mer vers l’Union européenne hors France hexagonale restent faibles (7,7
% des exportations des DROM
en 2022), contrairement à certains petits pays insulaires hors Union, peu peuplés qui ont les mêmes
handicaps structurels.
En un mot,
la question de l’insertion des territoires ultramarins dans les chaînes de valeur
mondiales n’est pas clairement posée, au
-
delà de la relation avec l’hexagone.
Plus encore,
l’approche défensive et protectrice incarnée par l’octroi de mer n’est pas propice à une insertion
accrue des départements et régions d’outre
-mer dans leur environnement régional immédiat. En
pérennisant une dépendance aux importations pour garantir un certain niveau de ressources fiscales
locales, l’octroi de mer, dans sa forme actuelle, ne constitue pas un élément d’incitation fort pour
modifier le modèle de commerce extérieur existant.
IV.
J’en viens à la dernière partie de notre rapport
: alors que les inconvénients du système de
l’octroi de mer l’emportent clairement sur ses avantages, la Cour a envisagé plusieurs
scénarios de réforme pour cette taxe à la croisée des chemins.
D’emblée, la Cour a écarté le scénario du
statu quo
. Cette option nous semble inenvisageable,
compte tenu des constats que je viens de vous dévoiler et des réponses aux questions de l’évaluation
que nous avons menée.
Ensuite, la Cour a envisagé un scénario « de rupture ».
Cette option conduirait à substituer à l’octroi
de mer une nouvelle ressource, qui pourrait s’appuyer par exemple sur une «
TVA régionale ». Par
principe, nous n’écartons pas ce scénario à moyen et long terme mais il nécessiterait une étude
d’impact complète, sortant du cadre de notre rapport. Un tel sc
énario gagnerait par ailleurs à
s’inscrire dans une réflexion plus générale sur la cohérence et l’efficacité des dispositifs spécifiques à
la convergence économique des outre-mer.
Le troisième scénario, un scénario de réforme, est l’hypothèse centrale re
commandée par la Cour à
l’issue de cette évaluation de politique publique
. J’aimerais être clair
: nous ne proposons pas
quelques mesures éparses et de faible portée ; nous préconisons au contraire de réformer de
manière systémique le régime actuel de l’oc
troi de mer, afin de corriger les défauts identifiés au
cours de l’évaluation. Les recommandations que nous formulons prennent en compte cinq
paramètres : le coût de la réforme pour les finances publiques, la garantie des recettes pour les
collectivités locales, les modalités de protection des productions locales exposées à la concurrence,
le degré d’autonomie fiscale des collectivités régionales ultramarines, et les enjeux de la lutte contre
la cherté de la vie.
Ce troisième scénario, réformiste mais ambi
tieux, constitue l’hypothèse centrale recommandée à
court terme à l’issue de cette évaluation
.
8
Les juridictions financières formulent à cet égard douze recommandations précises, qui relèvent de
quatre grandes orientations pouvant guider la réforme de l’oc
troi de mer.
En premier lieu, la Cour recommande de renforcer le pilotage et le contrôle du dispositif de l’octroi
de mer
.
Pour ce faire, nous préconisons de renforcer le rôle de pilotage de l’État, que ce soit en matière de
contrôle de gestion, de détection des erreurs et des fraudes, ou de fiabilisation des flux au sein du
marché unique antillais.
Le rôle de l’État pourrait également être renforcé en matière d’harmonisation des normes et des
pratiques des services déconcentrés de l’administration de
s douanes.
D’ici 2025, il faudrait
également appliquer des frais d’assiette et de recouvrement pour l’octroi de mer régional, en
clarifiant les textes applicables si nécessaire. Enfin, et toujours en vue de renforcer le pilotage et le
contrôle du dispositif, la Cour préconise de déterminer de façon exacte et sincère le différentiel
d’octroi de mer pertinent. Cela nécessiterait d’établir une méthode unique de calcul des surcoûts,
qui soit applicable à l’ensemble des DROM, de veiller à l’exhaustivité de la dé
claration des
subventions vis-à-
vis de la Commission européenne, et d’assurer une contre
-expertise publique
indépendante de ces calculs.
En deuxième lieu, la Cour préconise d’optimiser l’emploi des ressources de l’octroi de mer.
Cette
optimisation pourrai
t s’effectuer
via
deux recommandations. Premièrement, d’ici 2025, il
conviendrait d’augmenter l’affectation des ressources issues de l’octroi de mer à l’investissement des
collectivités, en concertation avec ces dernières. Cette réorientation pourrait être atteinte en
plafonnant la hausse des recettes de l’octroi de mer consacrées au fonctionnement des collectivités,
et en affectant le différentiel exclusivement à des dépenses d’investissement
via
le Fonds régional
pour le développement économique et l’empl
oi. La Cour formule une deuxième recommandation
pour optimiser les montants de la taxe
: il s’agit, d’ici 2025, d’affecter la moitié, voire la totalité de ce
fonds
aux
collectivités
de
niveau
régional.
Cela
permettrait
de
financer
des
dépenses
d’investisse
ment structurantes pour la compétitivité des territoires ultramarins.
En troisième lieu, il conviendrait d’adopter des mesures substantielles de simplification, de
transparence et de lisibilité du dispositif d’ici 2025.
D’abord, la Cour recommande de prév
oir une
simplification du nombre de taux pour l’octroi de mer externe,
a minima
sous forme de fourchettes,
en passant à un nombre de taux possibles réduit et plus lisible. Ensuite, la Cour préconise de rendre
obligatoire l’alignement de l’assiette de l’oct
roi de mer pour les régions et les communes, en faisant
du taux régional un taux additionnel à celui décidé pour les communes. En outre, nous proposons de
limiter les changements de taux et d’exonérations à une fois par an maximum, dans un seul
document pu
blic, sauf circonstances exceptionnelles, et de simplifier le système d’exonération. Enfin,
nous préconisons d’adopter dans tous les DROM d’ici fin 2024 un règlement public sur les demandes
de modifications de taux et d’exonérations, de rendre accessible en ligne l’ensemble des textes
applicables, et de créer un simulateur des montants susceptibles de devoir être versés par les
opérateurs économiques en fonction de leurs prévisions d’affaires
.
La quatrième grande orientation
de la Cour consiste à atténuer l
es effets de l’octroi de mer sur le niveau des prix,
via
trois
recommandations à mettre en œuvre d’ici 2025.
La Cour propose notamment d’étudier l’exclusion
des frais d’assurance et de fret de l’assiette de l’octroi de mer, de plafonner
durablement
l’octro
i de mer
pour des produits de première nécessité, de mieux articuler en pratique l’octroi de mer et la TVA, et
d’étudier le non assujettissement à l’octroi de mer externe des produits pour lesquels il existe un
monopole de la production locale,
ou à l’inve
rse pour lesquels la production locale de produits
équivalents aux biens importés est très faible. La Cour préconise aussi de prévoir une exonération
9
obligatoire, et non plus facultative, du paiement de l’octroi de mer y compris régional à l’importation
po
ur les biens concourant aux missions régaliennes de l’État et à la santé.
***
Voici, mesdames et messieurs, les principales observations que je souhaitais partager avec vous.
S’il fallait résumer en quelques mots les messages clés de cette évaluation, je
crois que l’on peut
affirmer de façon claire que cette fiscalité ancienne est aujourd’hui à bout de souffle. Elle est victime
de sa complexité extrême, prisonnière de ses incohérences
et des conflits d’objectifs qui en
découlent. Malgré une traçabilité co
mplexe, l’octroi de mer laisse apparaître de façon croissante ses
effets sur le niveau des prix, notamment pour les produits de première nécessité, ainsi que le
caractère globalement très distorsif de cette taxe. Nous soulignons le risque que l’octroi de m
er
enferme durablement les territoires ultramarins dans un modèle économique et social peu porteur
d’avenir.
Les constats et recommandations que je viens de vous exposer participeront, je le crois, au
nécessaire débat public et citoyen sur cette fiscalité
. Nous y contribuons sur des bases apaisées,
rationnelles et objectives, avant la réforme de l’octroi de mer p
révue en 2025 et en vue de
l’échéance européenne de 2027 –
année du renouvellement de l’autorisation de ce dispositif
dérogatoire par la Commission européenne.
Je vous remercie pour votre attention, et suis à votre disposition pour répondre à vos questions,
avec l’équipe qui a instruit ce rapport et que je remercie encore une fois.