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Le 16 décembre 2022
Le Premier président
à
Madame Élisabeth Borne
Première ministre
Réf. : S2022-2114
Objet
: L
’aide publique au développement dans le domaine de la santé
et la présence de la
France dans les organisations internationales en santé
En application des dispositions de l’article
L.111-3 du code des juridictions financières,
la Cour a examiné l
a contribution de la France à l’aide publique au développement dans
le
domaine de la santé.
À l’issue de son contrôle, la Cour m’a demandé, en application des dispositions de
l’article R.
143-11 du même code, d'appeler votre attention sur les observations et
recommandations suivantes.
La France peut s’appuyer sur une
communauté scientifique en santé mondiale et un
corps diplomatique
l’un et l’autre
de grande qualité, reconnus au sein des institutions sanitaires
internationales. Pour autant, ces acteurs travaillent encore trop souvent en silos. Il existe trop
peu d’inte
ractions entre les mondes de la diplomatie, de la science et des entreprises du
secteur de la santé
. Cette situation s’explique
en partie par une faible prise en compte de la
dimension interministérielle de cette politique.
La France a fait le choix, il y a plus de 20 ans, d
’
orienter massivement ses contributions
financières vers des fonds multilatéraux tel que le fonds mondial de lutte contre le sida, le
paludisme et la tuberculose (FMSTP), plutôt que vers les organisations du système des
Nations
unies comme l’organisation mond
iale de la santé (OMS). Au vu des résultats
constatés
dans l’un et l’autre cas, il
semble désormais que cette stratégie doive être
réexaminée.
Enfin, la France doit mieux valoriser ses atouts en structurant et en développant une
politique de ressources humaines en santé mondiale plus ambitieuse et plus rigoureuse.
Cour des comptes
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1.
DES ACTEURS NOMBREUX, SOUVENT CLOISONNÉS ET UNE DIMENSION
INTERMINISTERIELLE INSUFFISANTE
1.1. Une organisation et un fonctionnement des acteurs en santé mondiale
cloisonnés
En France, les acteurs intervenant en faveur de la santé mondiale sont nombreux :
outre les administrations publiques, les agences de développement à caractère opérationnel
1
,
les organisations non gouvernementales (ONG) et autres organisations de la société civile,
les instituts pour la recherche médicale, le monde académique et scientifique
, l’industrie
pharmaceutique. Trois ministères se partagent la représentation de la France au sein des
organisations internationales (OI) en santé : ceux ch
argés de l’Europe et des affaires
étrangères (MEAE), de la santé et de la prévention
(MSP) et de l’agriculture
et de la
souveraineté alimentaire (MASA).
Cette multiplicité n’est pas tempérée par de solides mécanismes de coordination, ce
qui
nuit à l’élaboration
et à la promotion de positions communes. Au sein du MEAE il existe un
« groupe en santé mondiale élargi » dont la composition est interministérielle, mais il n
’apparaît
pas comme le lieu de débats
d’orientation et l’ambassadrice qui l’
anime
n’a pas de capacité
d’arbitrage ou de prise de décision.
Il est regrettable que le
ministère de l’
agriculture, qui représente pourtant la France
auprès de l
’O
rganisation mondiale pour la santé animale (OIE)
2
, acteur important en santé
mondiale, ne soit pas membre du groupe. Les enjeux conjoints aux santés humaine et animale
ne cessent pourtant de s’affirmer.
A
contrario, le ministère de l’
agriculture anime de son côté
un groupe élargi « une seule santé », qui regroupe une cinquantaine de participants,
notamment issus des ministères de la santé et de la transition écologique,
à l’exclusion du
MEAE.
Autre exemple d’un défaut de coordination,
le comité de pilotage hebdomadaire sur la
COVID-19 (« action internationale COVID-19 »),
qu’
anime le pôle santé de la représentation
permanente de la France à Genève, auquel participent plusieurs conseillers de la cellule
diplomatique de l’Élysée
,
n’associe pas le secteur privé ni les ONG. Une réunion
également
hebdomadaire « santé mondiale », plus restreinte et pilotée par le MEAE, regroupe quant à
elle le ministère chargé de la santé et les trois représentations permanentes de la France à
Bruxelles, Genève et New York.
Une restructuration des groupes de travail
en santé mondiale s’impose.
Elle devrait
s’accompagner
d’un
rapprochement méthodique entre tous les
acteurs français, qu’ils soient
diplomates, chercheurs ou médecins afin de créer une « osmose » entre elles,
à l’image des
pratiques en vigueur au Royaume-Uni, aux États-Unis et en Allemagne. Des échanges plus
nourris avec les industries pharmaceutiques seraient également bénéfiques.
1.2. Un portage ministériel et interministériel
de la politique d’
aide publique au
développement (APD) santé à renforcer
Alors que la politique de la France en santé mondiale est élaborée au plus haut niveau
de l’État,
avec un fort engagement, son portage est faible et dispersé au niveau ministériel, et
quasi inexistant au niveau interministériel. I
l s’agit
pourtant
d’un sujet éminemmen
t transversal,
pour lequel, d
ans d’autres pays européens, un ministère « chef
de file » est clairement
identifié
3
.
1
L’
Agence française de développement et Expertise France, qui ont fusionné au 1er janvier 2022, ains
i que l’
Institut
de recherche et de développement.
2
Organisation mondiale pour la santé animale, anciennement Organisation internationale de lutte contre les
épizooties, dont le siège est en France depuis 1924.
3
Le ministère de la santé en Allemagne, le Foreign and Commonwealth Office au Royaume-Uni.
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Significativement,
l’approche interministérielle « une seule santé », prenant en compte
la lutte contre les zoonoses
4
, est encore balbutiante et, alors que la santé de la population
mondiale est affectée par le changement climatique, le ministère de la transition écologique
(MTE) devrait être associé aux réunions sur la santé mondiale
qu’
organise le MEAE.
En tout état de cause, les arbitrages sur les sujets les plus importants en santé
mondiale sont rendus au niveau de la cellule diplomatique de l’Élysée, voire du Président
lui-
même. Entre la Présidence de la République et l’administration chargée de mettre en
œuvre ces orientations
, il apparait souhaitable
d’envisager
la création de deux instances
interministérielles, dont les activités seraient complémentaires.
Un « Haut Conseil scientifique pour la santé mondiale », sous la double tutelle du
MEAE et du MSP, réunirait des experts de haut niveau de toutes origines (scientifiques,
universitaires, experts du numérique, anthropologues, et, le cas échéant, des représentants
des ONG et de l’industrie) et formulerait des recommandations fondées sur une
expertise
partagée.
Un « Conseil interministériel pour la santé mondiale », placé auprès du MEAE et du
MSP, réunirait des cadres de haut niveau (directeurs) des ministères concernés, des
opérateurs, de la société civile, du secteur privé et de la recherche. Son secrétariat pourrait
être assuré par le MEAE. Il
s’appuierait sur les recommandations du Haut Conseil scientifique
pour décliner les orientations présidentielles
d’une
manière opérationnelle. Il pourrait être
présidé par une personnalité reconnue pour ses compétences à la fois diplomatiques
(ambassadeur) et en santé publique (médecin ou épidémiologiste).
La création de telles
instances apparait d’autant plus nécessaire qu’il existe un risque
que l’intérêt pour la santé mondiale diminue
lorsque la pandémie de COVID-19 sera
circonscrite, alors même que d’autres vagues pandémiques
sont susceptibles de survenir
dans les prochaines années.
Dans ce cadre pourrait se développer une réflexion interministérielle de haut niveau
permettant de clarifier les responsabilités des différentes administrations et
d’
optimiser la
réalisation des objectifs français, dans le cadre de la politique « une seule santé ».
2.
UNE RÉFLEXION À CONDUIRE SUR UN RÉÉQUILIBRAGE FINANCIER DES
CONTRIBUTIONS FRANÇAISES ET SUR LEUR BON EMPLOI
2.1. La
prépondérance de l’aide multilatérale en faveur de l’APD santé doit être
questionnée
L’
APD en santé a représenté 5,8
Mds€ sur la période 2014
-2019, soit un peu plus de
8
% de l’APD totale de la France. Alors qu’elle constitue l’une des cinq priorités
affichées, ses
moyens ont pourtant baissé de 2,7
% tandis que l’enveloppe globale d’APD progressait de
37,5 %.
La singularité de l’APD dans
le domaine de la santé est forte puisque 80 % des
financements français ont transité par des fonds multilatéraux
5
et 20 %
seulement via l’
aide
bilatérale. Cette spécificité correspond à une volonté exprimée par les présidents de la
République successifs qui ont privilégié une contribution à des fonds multilatéraux associant
financements d’or
i
gine publique et privée en vue d’obtenir un effet de levier plus significatif,
notamment au sein du FMSTP ou du GAVI.
4
Les zoonoses, ces maladies transmissibles entre l'homme et l'animal | Ministère de l'Agriculture et de la
Souveraineté alimentaire
5
Principalement les trois grands fonds dits « verticaux
» dont le renforcement est au cœur de la stratégie française
:
le fonds mondial de lutte contre le VIH-SIDA, la tuberculo
se et le paludisme (FMSTP), l’Alliance pour la vaccination
et l’immunisation (
GAVI) et
la facilité d’achat de médicaments
UNITAID.
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Les contrôles de la Cour des comptes ont montré que, dans ce cadre multilatéral
spécifique,
la France s’efforce de faire valoir ses priorités, grâce notamment
à la montée en
puissance de «
l’Initiative
», un mécanisme vertueux qui permet de « flécher » certains
financements et de soutenir plus directement les pays prioritaires pour la France. Toutefois,
ce dispositif reste circonscrit et l’orientation des fonds multilatéraux peu ciblée sur les priorités
sectorielles ou géographiques de notre pays. De surcroît, des interrogations existent sur les
modalités opérationnelles d
’un
e bonne gestion des fonds, les représentants de la France dans
ces instances, le FMSTP comme le mécanisme COVAX notamment
, devraient œuvrer en
faveur d’une plus grande transparence
.
A contrario, des aides bilatérales permettent
d’agir
directement sur des problématiques
spécifiques, en assurant de surcroît une plus grande visibilité de la France auprès des
populations bénéficiaires. En dépit d
’un
e volonté affichée de la revaloriser, cette dernière ne
constitue pourtant que 4
% de l’APD
bilatérale globale entre 2014 et 2019 et son montant a
même diminué, de sorte que l’enveloppe effectivement consacrée aux pays prioritaires pour
la politique française
d’APD
a été divisée par deux sur la période.
Plus de 20 ans après le choix politique fait par la France en faveur d
’une
aide
multilatérale en santé
, il apparait nécessaire qu’une réflexion soit engagée
pour envisager,
d’une part,
un rééquilibrage des financements au profit de
l’
APD bilatérale
, et d’
autre part, un
fléchage plus important des financements multilatéraux, notamment en faveur de
l’OMS
.
2.2. Un renforcement nécessaire du
contrôle de l’efficacité et de l’effectivité de
l
’APD santé
La France ne s’est pas
encore
dotée des instruments qui lui permettraient de s’assurer
que ses financements atteignent tous leurs objectifs, notamment
s’agissant d
es fonds
multilatéraux dont la transparence et le contrôle apparaissent relativement faibles. Les
comparaisons avec le Royaume-Uni
6
sur ce point sont à notre désavantage.
Les évaluations conduites au sein des fonds multilatéraux sont limitées
ou, lorsqu’elles
existent, peu utilisées
7
.
La France doit, à l’instar des États
-Unis, du Royaume-Uni, de
l’
Allemagne ou de certaines fondations privées américaines, assurer un suivi plus rigoureux
de l’utilisation des fonds investis dans la santé mondiale
.
Enfin, si la doctrine française consiste à ne pas flécher ses contributions volontaires en
général et aux organisations internationales en santé
8
en particulier, tous les autres grands
bailleurs flèchent certaines de leurs contributions volontaires, et il est indéniable que cela leur
permet de renforcer leur influence.
La France, qui
a déjà fléché certaines de ses contributions à l’O
MS (COVID-19, CSU
9
),
aurait tout intérêt à renforcer cette pratique.
6
Le Royaume-Uni a signé un accord avec le FMSTP qui lui donne accès à des informations de gestion de ses
financements, en fo
nction d’indicateurs et d’objectifs fixés par le pays, dont l’atteinte conditionne le rythme des
décaissements.
7
Ainsi les rapports du service d’évaluation et de l’inspecteur général du FMSTP ne font pas l’objet d’analyses
systématiques par la DGM ou l
’ambassadrice en santé mondiale, ni d’une diffusion auprès des ambassades et
conseillers régionaux en santé mondiale, avec une identification des points de vigilance.
8
La « stratégie de la France pour l’aide multilatérale » précise que « la France privilé
gie, en règle générale, les
contributions aux ressources générales des institutions, par opposition aux contributions fléchées ou pré-affectées
qui constituent une dérogation aux règles de fonctionnement collégial des institutions multilatérales. La France
reconnait toutefois la nécessité de modalités de financement adaptées au type d’activités financées, le fléchage
des contributions pouvant être nécessaire à la bonne allocation de l’aide ».
9
Couverture santé universelle.
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3.
UNE POLITIQUE DE RESSOURCES HUMAINES FRANCAISES EN SANTÉ
MONDIALE A DÉVELOPPER
3.1. Une formation française en santé mondiale à consolider
Les personnels diplomatiques et les contractuels qui travaillent en administration
centrale ou dans les organisations internationales en santé n’ont pas tous bénéficié d’une
formation spécifique en santé mondiale, même si certains ont suivi un cursus ou un master
dans des domaines connexes (santé publique, biologie, relations internationales…). Ils se
forment souvent seuls lors de leur premier poste, ce qui peut prendre plusieurs mois, en
fonction de leur cursus initial.
La France, contrairement aux pays les plus influents dans ce domaine (États-Unis,
Royaume-Uni, Canada, Allemagne, Suisse), ne dispose pas
d’institut en santé mondiale
. Il
serait
souhaitable d’
encourager une rationalisation et un rapprochement des différents cycles
universitaires existants afin de permettre la formation de cadres
d’origines diverses
, aux
enjeux sanitaires, diplomatiques et économiques de ce domaine.
3.2. Des recrutements dans les institutions sanitaires internationales et carrières
à organiser
La politique de placement de personnels de haut niveau à des postes de
responsabilités dans les organisations internationales spécialisées en santé doit être
renforcée, dans la durée, pour favoriser des candidatures de haut niveau, chez les diplomates
comme chez les scientifiques. Une attention particulière doit être portée aux carrières dans les
organisations internationales spécialisées en santé, la santé mondiale étant devenue un enjeu
majeur, en termes de bien public mondial, mais aussi sur le plan économique (ce secteur
représente aujourd’hui 10
% du PIB mondial), géopolitique et sécuritaire.
La Cour formule donc les recommandations suivantes :
Recommandation n° 1
: créer sous la double égide du MEAE et du MSP deux instances
interministérielles : un « Haut conseil scientifique pour la santé mondiale » qui formulera des
recommandations au profit d’un « conseil interministériel en santé mondiale », qui déclinera
les orientations stratégiques, animera une réflexio
n pour optimiser la politique d’influence en
santé mondiale et coordonnera l’ensemble des acteurs, notamment scientifiques. Le MEAE
pourrait en assurer le secrétariat ;
Recommandation n° 2 :
engager une réflexion sur un rééquilibrage financier entre aides
multilatérale et bilatérale de l’APD en santé
;
Recommandation n° 3 :
r
enforcer le suivi financier de l’utilisation de la contribution française
au sein des trois fonds verticaux en santé (FMSTP, Unitaid, GAVI), avec des personnels
spécialisés ;
Recommandation n° 4 :
i
dentifier et consolider l’offre de formation française en santé
mondiale ;
Recommandation n° 5 :
renforcer le « vivier » interministériel en santé mondiale avec des
candidats de haut niveau en mesure
d’être recrutés par les
organisations internationales en
santé sur des postes à responsabilité et des postes de scientifiques de haut niveau.
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Je vous serais obligé de me faire connaître, dans le délai de deux mois prévu à l’article
L. 143-4 du code des juridictions financières, la réponse, sous votre signature, que vous aurez
donnée à la présente communication
10
.
Je vous rappelle qu’en application des dispositions du même code
:
•
deux mois après son envoi, le présent référé sera transmis aux commissions des finances
et, dans leur domaine de compétence, aux autres commissions permanentes de
l’Assemblée nationale et du Sénat. Il sera accompagné de votre réponse si elle est
parvenue à la Cour dans ce délai. À défaut, votre réponse leur sera transmise dès sa
réception par la Cour (article L. 143-4) ;
•
dans le respect des secrets protégés par la loi, la Cour pourra mettre en ligne sur son site
internet le présent référé, accompagné de votre réponse (article L. 143-1) ;
•
l’article L.
143-9 prévoit que, en tant que destinataire du présent référé, vous fournissiez
à la Cour un compte rendu des suites données à ses observations, en vue de leur
présentation dans son rapport public annuel. Ce compte rendu doit être adressé à la Cour
selon les modalités de la procédure de suivi annuel coordonné convenue entre elle et
votre administration.
Signé le Premier président
Pierre Moscovici
10
La Cour vous remercie de lui faire parvenir votre réponse, sous forme dématérialisée, via
Correspondance JF
(
à l’adresse électronique suivante
:
greffepresidence@ccomptes.fr
(
cf
. arrêté du 8 septembre 2015 modifié portant application du décret n° 2015-146 du 10 février 2015 relatif à la
dématérialisation des échanges avec les juridictions financières).