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Le 10 octobre 2022
Le Premier président
à
Madame Élisabeth Borne
Première ministre
Réf. : S2022-1810
Objet
: Avenir de la société France Brevets
En application des articles L. 111-4, L. 133-1 et L. 133-5 du code des juridictions
financières, la Cour des comptes a réalisé un contrôle des comptes et de la gestion de France
Brevets, société anonyme simplifiée qui a bénéficié, depuis sa création en 2011, de dotations
en capital successives pour un total de 105
M€ souscrites à parité par l’
État et la Caisse des
dépôts et consignations (CDC)
, afin d’intervenir dans
le champ de la propriété intellectuelle.
Créée par l’article 8 de la loi de finances rectificative n°
2010-237 du 9 mars 2010
relative au plan d’investissements d’avenir
1
, la société France Brevets avait pour mission,
selon sa convention constitutive du 2 septembre 2010
2
, de se consacrer « significativement
[…] à l’achat et à l’entretien de droits de
propriété intellectuelle issus de la recherche publique
nationale et à leur commercialisation ». La convention disposait également que «
l’État et la
CDC se fixent un taux de retour sur investissement de 8 % ».
La Cour avait procédé à un premier contrôle de France Brevets portant sur les
exercices 2011 à 2015, souligné les difficultés auxquelles la société était confrontée et formulé
des recommandations.
À l’issue
de ce nouveau contrôle, portant sur les exercices 2016 à
2021
, la Cour m’a demandé, en application des dispositions de l’article R. 143
-11 du code des
juridictions financières, d’appeler votre attention sur les observations et la recommandation
suivantes.
1
Article 8 - LOI n° 2010-237 du 9 mars 2010 de finances rectificative pour 2010 (1) - Légifrance (legifrance.gouv.fr)
2
Convention du 2 septembre 2010 entre l'État et la Caisse des dépôts et consignations relative au programme
d'investissements d'avenir (action « développement de l'économie numérique ») - Légifrance (legifrance.gouv.fr)
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1.
FRANCE BREVETS N’A J
AMAIS TROUVÉ SON MODÈLE ÉCONOMIQUE NI
SON ÉQUILIBRE FINANCIER
À sa création, la société
France Brevets s’est
concentrée sur
l’activité de
pur
licensing
.
Il s’agissait
d’acquérir
, pour son propre compte, des portefeuilles de brevets
en vue d’accorder
des licences d’exploitation et de défendre les droits de propriété intellectuelle à l’égard
d’entreprises utilisant sans
licence les technologies brevetées. France Brevet avait alors une
stratégie très offensive à l’international et une
forte spécialisation dans le secteur du
numérique.
S
ur les cinq premières années d’activité, les résultats financiers de la société ont été
constamment négatifs. Une part majeure de ses dépenses a été consacrée à des actions de
défense juridique du portefeuille Near Field Communication (NFC), constitué de brevets dans
le secteur des semi-conducteurs et du paiement sans contact. Fin 2016, la moitié du capital
social de 100
M€, entièrement libéré
e, avait été consommée. Le résultat net
de l’exercice
atteignait -14,5
M€
pour un montant de charges, toujours croissant, de 25,3
M€
.
À la demande
de son conseil d’administratio
n dont sont membres quatre représentants
de l’
État (secrétari
at général pour l’investissement [
SGPI], direction générale des entreprises
[DGE], direction générale du Trésor et dire
ction générale de la recherche et de l’innovation)
,
France Brevets a tenté de diversifier son activité, en développant, de 2013 au début de 2017,
l’activité «
FAB 1 » consistant en la création de brevets en partenariat avec des instituts de
recherche publique ou des entreprises privées, à charge pour ces dernier
s d’assurer la
recherche et développement (R&D) et à France Brevets la rédaction et la maintenance des
brevets. En contrepartie, France Brevet obtenait le droit de sous-licencier les brevets. À partir
de 2017, elle a fait évoluer ce programme en se positionnant comme prestataire de services
(conseil, aide à la constitution de familles de brevets) pour le compte de petites ou moyennes
entreprises (PME) et startups innovantes (« FAB 2 »).
Le programme FAB 1 a été source de pertes importantes et le programme FAB 2
n’a
guère été rentable. Leur arrêt définitif a été décidé en 2021. La situation financière de France
Brevets n’a
vait en effet pas cessé de se dégrader, en raison notamment des frais de
contentieux inhérents à l’activité de
licensing
(même s
’
ils ont été réduits à compter de 2017),
et de charges de structures importantes, notamment de personnels et de prestations externes,
alors que les recettes perçues ont été trop tardives et surtout insuffisantes pour couvrir les
dépenses engagées.
Lors de son premier contrôle
3
, la Cour avait souligné les difficultés financières de la
société, la forte dépendance de son modèle économique à la réussite du dossier NFC et la
nécessité de diversifier ses activités pour répartir les risques financiers. Ce constat a précédé
le lancement de l’activité «
FAB 2 ».
Elle avait formulé cinq recommandations, qui portaient notamment sur la maîtrise des
charges et la nécessité
d’évaluer en 2019 la réalisation de la trajectoire financière prévue dans
le plan de moyen terme (2017-2023).
Cette recommandation d’établir un bilan à mi
-
parcours du plan de moyen terme n’a pas
été suivie. Les actionnaires publics ont semblé hésitants sur les orientations stratégiques à
donner à France Brevets. Ils
n’
ont ainsi décidé de mettre un terme au modèle économique
originel fondé sur le
licensing
qu’
en 2020. Une réflexion a alors été engagée pour construire
des « alliances stratégiques » de brevets, en constituant des portefeuilles de brevets portant
sur une innovation de même nature mais détenus par des entreprises différentes, dans les
domaines du véhicule autonome et du numérique.
3
France
Brevets, Rapport d’observations définitives, n°
2017-2045, 2017.
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Mais devant
l’absence de réelle perspective de développement auprès des industriels
français approchés et l’importance des financements publics nécessaires pour développer
cette activité, les pouvoirs publics ont, après 18 mois de réflexion, abandonné cette option en
novembre 2021.
Au total, malgré les efforts de réduction des charges conduits à la suite du premier
rapport de la Cour, la situation financière de France Brevets
n’a cessé de se dégrader
.
Avec un montant de pertes nettes cumulées depuis 2011 de 92,9
M€,
la situation nette
comptable consolidée de France Brevets s’élevait à 12,1
M€ fin 2021, montant quasiment égal
à la trésorerie de l’entreprise.
Les deux actionnaires publics
, l’État et la Caisse des dépôts,
n’ont
ainsi
bénéficié d’aucun retour sur leurs i
nvestissements alors que la convention de 2010
créant France Brevets prévoyait un taux de retour sur investissement de 8 %.
En 2021, la CDC a décidé de se retirer de France Brevets. Cette opération s’est
réalisée
au cours de l’été 2022 par le rachat par
France Brevets de ses propres titres au prix
de 6,1
M€.
2. UNE NOUVELLE RÉORIENTATION PEU CONVAINCANTE DE FRANCE
BREVETS SUR DES MISSIONS DE CONSEIL
Dans le contexte de lancement du PIA 4 et de France 2030, il a été décidé en novembre
2021 de confier à France Brevets de nouvelles missions, majoritairement orientées vers le
soutien aux politiques publiques
: l’accompagnement des stratégies d’accélération engagées
dans le cadre du PIA 4, le conseil au Gouvernement en matière de propriété intellectuelle,
l
’animation d’un
« collège de la propriété intellectuelle »
rassemblant l’ensemble des
administrations compétentes sur le sujet et les grands organismes de recherche, ainsi que
l’accompagnement des start
-ups, en collaboration avec Bpifrance.
Malgré les difficultés financières de la société, les modalités de financement pérenne
de la société n’ont pas été définies
pour prendre en charge ces nouvelles activités, France
Brevets fonctionnant depuis cette décision sur la trésorerie issue pour partie de la cession des
licences du portefeuille NFC (6
M€ environ)
.
En l’absence de nouvelles ressources,
cette
situation ne lui permettrait pas de poursuivre son activité au-delà de 2022 ou, au plus tard, du
premier semestre 2023.
L’
enquête de la Cour a montré que France Brevets ne détient pas les capacités et
compétences nécessaires pour exercer les nouvelles missions qui lui ont été confiées. Le
domaine d’expertise de France Brevets
est lié au positionnement historique de la société sur
les secteurs du numérique et des télécoms et la société, de taille modeste (une quinzaine de
salariés dont seulement huit dédiés aux activités de défense de la propriété intellectuelle), ne
semble pas en mesure
de couvrir l’ensemble des stratégies d’accélérati
on du PIA 4.
Par ailleurs
, l’éloignement de la société du monde de la recherche publique la prive
des liens nécessaires avec les organismes de recherches et de transfert de technologie pour
coordonner l’ensemble des acteurs publics de la propriété intelle
ctuelle et
a fortiori
animer une
réflexion globale sur la stratégie publique à mener en la matière. France Brevets, perçue dans
l’écosystème de la propriété intellectuelle comme une petite société spécialisée dans la
valorisation offensive de portefeuille
de brevets à l’international, ne semble pas avoir
noué de
liens suffisants avec les organismes de recherche publique.
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L
es premières réalisations de la société durant le premier semestre 2022 s’avèrent peu
concluantes, tant en termes quantitatifs (accompagnement de moins de dix entreprises cette
année contre
plusieurs centaines par l’
Institut national de la propriété industrielle [INPI] et
Bpifrance) que qualitatifs : selon les interlocuteurs rencontrés par la Cour, les
recommandations faites dans les cartographies de brevets demandées pour chaque stratégie
d’accélération
étaient peu opérationnelles.
Enfin, les missions actuellement exercées par la SAS France Brevets relèvent déjà
d’autres acteurs publics
: les administrations centrales pour la définition de la stratégie de la
politique publique de propriété intellectuelle ; des organismes publics (INPI et Bpifrance) et
privés (Compagnie Nationale des Conseils en Propriété Industrielle [CNCPI]) pour
l’accompagnement des
entreprises en matière de propriété intellectuelle.
En conclusion, la Cour constate que :
-
l’activité de France Brevets de 2011 à 2021 a été structurellement déficitaire
,
conduisant à la perte de la quasi-
totalité des fonds investis par l’
État et la Caisse des dépôts
(105 M
€ sur la période)
;
- les remaniements successifs des missions confiées à France Brevets
l’
ont de plus en
plus éloignée des objectifs de la convention du 10 septembre 2010 ;
- les nouvelles missions (appui aux pouvoirs publics, conseil) confiées à France
Brevets en novembre 2021
, plus proches d’activités
relevant des administrations centrales et
d’opérateurs existants que des activités commerciales antérieures, n’apparaissent
pas
pertinentes au vu des compétences actuelles des salariés de la société, de la faible intégration
de France B
revets dans l’écosystème public de la propriété intellectuelle et
des missions
exercées par d’autres organismes publics ou privés
;
Ce constat, largement partagé par les interlocuteurs de la Cour, ne doit pas conduire à
renoncer à une politique active de promotion et de défense de la propriété intellectuelle,
notamment dans le cadre de France 2030 et au regard des fonds engagés pour soutenir la
po
litique d’innovation. L’ensemble des acteurs rencontrés
par la Cour dans le cadre de ce
contrôle ont ainsi
appelé l’attention sur l’importance des enjeux de souveraineté et de
compétitivité attachés à la propriété intellectuelle et sur
la nécessité d’établ
ir une stratégie
globale et coordonnée. Mais cette politique active de promotion et de défense de la propriété
intellectuelle
doit s’appuyer sur les structures existantes
(administrations, INPI, Bpifrance et
les acteurs privés) et non sur France Brevets qui ne dispose pas des compétences pour y
contribuer et dont la nature juridique de société commerciale
n’est en rien adaptée à cette
mission.
Aussi, la Cour recommande de procéder
à la dissolution de France Brevets, qui n’a
pas fait la preuve de son utilité, et de le faire désormais sans délai
afin d’
en limiter le coût pour
les finances publiques.
Je vous serais obligé de me faire connaître, dans le délai de deux mois prévus
à l’article
L. 143-4 du code des juridictions financières, la réponse, sous votre signature, que vous aurez
donnée à la présente communication
4
.
4
La Cour vous remercie de lui faire parvenir votre réponse, sous forme dématérialisée, via
Correspondance JF
(
à l’adresse électronique suivan
te :
greffepresidence@ccomptes.fr
(
cf
. arrêté du 8 septembre 2015 modifié portant application du décret n° 2015-146 du 10 février 2015 relatif à la
dématérialisation des échanges avec les juridictions financières).
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Je vous rappelle qu’en application des dispositions du même code :
•
Deux mois après son envoi, le présent référé sera transmis aux commissions des finances
et, dans leur domaine de compétence, aux autres commissions permanentes de
l’Assemblée nationale et du Sénat. Il sera accompagné de votre réponse si elle est
parvenue à la Cour dans ce délai. À défaut, votre réponse leur sera transmise dès sa
réception par la Cour (article L. 143-4) ;
•
Dans le respect des secrets protégés par la loi, la Cour pourra mettre en ligne sur son site
internet le présent référé, accompagné de votre réponse (article L. 143-1) ;
•
L’article L. 143
-9 prévoit que, en tant que destinataire du présent référé, vous fournissiez
à la Cour un compte rendu des suites données à ses observations, en vue de leur
présentation dans son rapport public annuel. Ce compte rendu doit être adressé à la Cour
selon les modalités de la procédure de suivi annuel coordonné convenue entre elle et
votre administration.
Signé le Premier président
Pierre Moscovici