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Les notes du CPO
N° 2 - Juillet 2021
Les enjeux pour la France des négociations à l’OCDE
sur la taxation des bénéfices des multinationales
L’accord intervenu au G7 de Londres, le 5 juin dernier, complété le 1
er
juillet par une déclaration du cadre
inclusif de l’OCDE (regroupant 130 pays), sur le principe d’un taux minimal de taxation des bénéfices des
multinationales a été salué comme une avancée significative sur la voie d’une imposition plus transparente et
plus efficace des grandes entreprises.
A défaut d’être décisif, puisqu’il doit encore être confirmé par le G20 à Venise les 9 et 10 juillet prochains, puis
adopté et transposé par les Etats dans leur droit national, cet accord constitue une évolution significative dans
une négociation dont l’origine remonte au début des années 2010. A cette époque, face à la crise des finances
publiques résultant de l’éclatement de la bulle financière de 2007-2008, les États avaient cherché à lutter plus
efficacement contre l’évasion fiscale et à limiter les pratiques d’optimisation mises en
œ
uvre par certaines
entreprises. Résultant des différentiels entre taux d’imposition des bénéfices entre les pays, y compris au sein
de l’Union européenne, ces pratiques aboutissaient à des taux effectifs d’imposition souvent plus faibles que
les taux nominaux prévus par les législations nationales des grands États
1
. Au début des années 2010, l’OCDE
estimait ainsi à un montant compris entre 100 et 240 Md$ (4 à 10% du produit de l’impôt sur les sociétés au
niveau mondial) les pertes de recettes fiscales subies par les États du fait de ces pratiques d’optimisation. Pour
sa part, le CPO avait estimé la perte pour la France entre 2,4 Md
et 6 Md
2
.
En novembre 2012, les ministres des Finances du G20 ont chargé l’Organisation de coopération et de
développement économique (OCDE) de l’élaboration d’un plan d’action relatif à l’érosion de la base
d’imposition et au transfert de bénéfices (
Base Erosion and Profit Shifting - BEPS).
Il en est résulté notamment
une première convention multilatérale signée à Paris en 2017, suivie d’adaptations substantielles des règles
européennes et nationales. La réflexion s’est poursuivie en vue d’élaborer de nouvelles normes
internationales de taxation sur la base d’une proposition articulée en deux « piliers ». Le « premier pilier »
prévoit une nouvelle méthode de répartition des droits à imposer entre le pays de siège d’une entreprise
multinationale et les pays ou juridictions dits « de marché », où l’entreprise mène effectivement son activité
économique. Si les grandes entreprises du numérique étaient particulièrement ciblées par ces règles au début
de la négociation, elles le sont moins dans l’état actuel des discussions qui portent désormais plutôt sur les
plus grandes entreprises mondiales, définies par leur chiffre d’affaires (supérieur à 20 Md$) et leur rentabilité
(supérieure à 10%), quel que soit leur secteur d’activité. Le « deuxième pilier » vise la mise en place d’une
1
En 2018, la Commission européenne constatait ainsi qu’«
en moyenne, les entreprises du numérique sont imposées
à un taux effectif d’imposition de 9,5 % seulement, contre 23,2 % pour les modèles d’affaire traditionnels ».
Sur la
différence entre taux nominaux et taux effectifs d’imposition des bénéfices, voir CPO, « Quel taux pour l’impôt sur
les sociétés en France ? »,
Les notes du CPO
, n° 1, juin 2021
2
CPO,
Adapter l’impôt sur les sociétés à une économie ouverte
, 2016
2
|
Les enjeux pour la France des négociations sur la taxation des bénéfices des multinationales
imposition minimale des bénéfices par l’ensemble des pays, à un taux qui s’est stabilisé à 15% après que des
taux de 12,5% et de 21 % ont été évoqués dans les négociations.
La présente note s’appuie sur les travaux menés en 2020 par le CPO, dans le cadre de son rapport intitulé
« Adapter la fiscalité des entreprises à une économie mondiale numérisée ». Celui-ci avait notamment pour
objet de porter un jugement sur l’intérêt pour la France des négociations en cours à l’OCDE, notamment d’un
point de vue budgétaire. Constatant la grande difficulté d’aboutir à un chiffrage fiable, le CPO avait abouti à
une estimation fondée sur une hypothèse de taux minimal à 12,5 %. Celle-ci concluait que, si un accord sur le
premier pilier aurait un impact réduit sur les recettes fiscales en France, un accord sur le second pilier pourrait
avoir un effet budgétaire substantiel, se situant dans une fourchette de 1,5 Md
à 7 Md
. Depuis lors, la
négociation a évolué et les hypothèses concernant ce taux minimal se situent plutôt à 15 %. La présente note
actualise les évaluations du CPO à la lumière de ces nouvelles hypothèses et constate que le surcroît de
recettes liées au pilier 2 serait de l’ordre de 5 Md
pour la France.
Une première partie de la note décrit les défis posés aux États par les nouveaux modèles d’affaires liés à la
mondialisation et à la numérisation de l’économie. Une deuxième partie expose les enjeux pour la France
d’une évolution des règles de la fiscalité internationale des entreprises, notamment dans le cadre des
négociations BEPS. Une troisième partie précise les conséquences à attendre de ces négociations en termes
de recettes fiscales pour la France. Les recommandations sont principalement consacrées aux enjeux de la
bonne mise en
œ
uvre de l’accord BEPS, dès lors que celui-ci aurait été approuvé par le G20.
1. Les défis posés par les nouveaux modèles
d’affaires liés
à la
mondialisation
et
à la
numérisation de l’économie
De nouveaux modèles d’affaires sont apparus dans
le
contexte
de
la
mondialisation
et
de
la
numérisation croissance de l’économie. En raison
de la déterritorialisation qui les sous-tend, ces
modèles remettent en question les systèmes
fiscaux traditionnels qui ne sont pas adaptés pour
taxer la valeur créée dans ce contexte de
mondialisation et de numérisation de l’économie,
au moment même où, à la suite de la crise
des
subprime
s en 2008 puis de la récente crise
sanitaire, les besoins de financement des États
sont plus importants.
1.1. Des modèles économiques et un rapport au
travail renouvelés
Des pans entiers de l’économie sont concernés par
l’impact croissant de la numérisation et de la
mondialisation
de
l’économie
dans
leurs
conditions de production ou de commercialisation.
Il en résulte une évolution des modèles d’affaires
et du rapport au travail.
1.1.1.
Le
renouvellement
des
modèles
économiques
L’irruption
du
numérique
dans
l’économie
contemporaine ne signifie pas pour autant que les
modèles d’affaires qui découlent de cette nouvelle
3
Par exemple déployé en France par Canal+.
4
Nike lance des offres de ce type depuis 2019.
donne technologique soient systématiquement
inédits.
Ainsi, le modèle d’affaires de Google est similaire à
celui des radios et télévisions gratuites, pour une
partie de ses services à tout le moins : média
gratuit, son chiffre d’affaires est essentiellement
constitué des recettes publicitaires. Le modèle de
Netflix où, en contrepartie d’un abonnement, le
client a accès à un catalogue très large et à un
service de suggestions fait évoluer un modèle déjà
ancien
3
qui s’étend maintenant à divers secteurs
comme
l’habillement
4
,
l’électroménager,
la
téléphonie ou bien encore, sous une forme
embryonnaire, l’automobile (avec des offres de
location de longue durée flexibles) ou les logiciels
(
software as a service
). L’idée générale de ces
modèles est d’abaisser le coût d’accès à l’utilisation
d’un bien ou d’un service, en transformant en
charge récurrente ce qui était classé auparavant en
investissement.
Des modèles plus originaux, comme celui de
Facebook ou de LinkedIn, tout en s’appuyant sur ce
même levier de valorisation, diversifient leurs
sources de revenus en offrant une gamme plus
large de services marketing. Ces entreprises qui
toutes exploitent des données en grand nombre et
font de plus en plus appel à l’intelligence artificielle
adoptent des modèles dits bifaces ou multi-faces
et valorisent sur un segment de leur activité la
Note du CPO n
o
2, juillet 2021
|
3
ressource
accumulée
sur
un
autre
segment
(souvent liée à la fréquentation d’un site). Les
modèles multi-faces ou
multicanaux existent
depuis fort longtemps : la banque, les médias, les
centres commerciaux en sont des exemples.
L’apparition de nouveaux modèles accroît les
possibilités de faire circuler les bénéfices, de les
localiser au mieux et ainsi de développer des
stratégies
d’optimisation
fiscale
agressive,
d’évitement fiscale, voire de fraude, concourant à
l’érosion des bases. Dans les modèles multi-faces,
une ou plusieurs faces sont gratuites (la plupart du
temps, pour l’utilisateur), tandis que l’autre face
paie pour accéder à l’écosystème mis en place (par
exemple, les annonceurs). Il en résulte que la
première
face
est
« subventionnée »
par
la
seconde : c’est, par exemple, le cas des recettes
publicitaires
pour
Google
5
.
On
peut
citer
également le modèle d’apporteur d’affaires, où la
plate-forme se positionne comme intermédiaire
6
.
L’hôtellerie : un secteur dont le modèle économique
a été bouleversé par la numérisation de l’économie
Exemple emblématique, le secteur de l’hôtellerie a
été bouleversé par la digitalisation de l’économie au
cours des vingt dernières années. Les agences en
ligne ont pris une place stratégique entre les
consommateurs et les prestataires. Elles ont permis
aux premiers d’améliorer sensiblement l’efficacité de
leurs
recherches,
en
réduisant
l’asymétrie
d’information et en accroissant ainsi l’intensité
concurrentielle sur le marché de l’hôtellerie.
Les prestataires ont obtenu en contrepartie une
exposition à une vaste population de consommateurs
ainsi
que
des
espaces
de
promotion
et
de
commercialisation de leurs offres qui favorisent leur
taux de remplissage. La valeur est maintenant plus
largement
partagée
entre
ces
trois
catégories
d’acteurs.
Enfin, le modèle économique des plateformes
numériques de travail à la demande ne peut pas
non plus être ignoré. Avec la généralisation
d’Internet, du très haut débit, des téléphones
mobiles et des technologies associées (exploitation
des données, géolocalisation, etc.), n’importe quel
particulier a la possibilité de commander un bien
5
Près de 80 % de son chiffre d’affaires était formé par les recettes publicitaires (personnalisées, comportementales ou contextuelles) au premier
trimestre 2020. Source. “Alphabet Announces First Quarter 2020 Results”, https://abc.xyz/investor/
6
Par exemple Booking, Blablacar, La Ruche qui dit oui.
7
Telles que la prise en charge de la cotisation d’assurance couvrant le risque d’accident du travail et de la contribution à la formation
professionnelle, protection du droit de revendication professionnelle, droit de constituer et d’adhérer à une organisation syndicale.
8
Cass. soc., 28 novembre 2018, arrêt n° 1737.
9
Cour d’appel de Paris, arrêt du 10 Janvier 2019.
10
Obtenues à partir d’informations, après transformation grâce à l’emploi de technologies adaptées.
ou un service à n’importe quelle heure du jour et
de la nuit. Ainsi sont nées, depuis dix ans environ,
des plateformes de travail dans le secteur de la
mobilité (
LeCab
,
Uber
,
Deliveroo
,
Stuart
, etc.), du
travail indépendant (
Upwork
,
Malt
), mais aussi
dans le bricolage (
Stootie
,
TaskRabbit
), de la
restauration (
Brigad
,
ClubdesExtras
) ou encore
dans les services à la personne (
Helpling
,
Yoopies
).
1.1.2. Le renouvellement du rapport au travail
La numérisation de l’économie est à l’origine d’un
nouveau
rapport
au
travail.
Cela
est
particulièrement le cas pour les plateformes
numériques, qui ont alimenté le débat sur les
conditions de travail et de rémunération des
travailleurs de ces plateformes numériques. La loi
du
8
août
2016
relative
au
travail,
à
la
modernisation
du
dialogue
social
et
à
la
sécurisation des parcours professionnels a, dans
son article 60, imposé aux plateformes un certain
nombre d’obligations vis-à-vis du travailleur
7
. La loi
du 24 décembre 2019 relative aux mobilités a
prévu, en son article 20, la possibilité pour la
plateforme d’établir une charte déterminant les
conditions et les modalités d’exercice de sa
responsabilité sociale, définissant ses droits et
obligations ainsi que ceux des travailleurs avec
lesquels elle est en relation. La Cour de cassation
8
et la Cour d’appel de Paris
9
ont récemment estimé
qu’un ancien livreur de la plateforme
Take Eat Easy
et un ancien chauffeur d’Uber devaient être
considérés comme des salariés.
Par ailleurs, un trait distinctif des nombreuses
entreprises bâtissant leur modèle d’affaires à partir
de l’exploitation de données en grand nombre
10
tient au fait que la collecte d’informations est
souvent apparemment « gratuite » et n’engendre
pas de charges directes, alors qu’elle a vocation à
constituer une part importante de la valeur
ajoutée.
Ce
travail
réduit
d’autant
les
prélèvements sociaux et le volume des salaires
imposables à l’impôt sur le revenu.
Aucun chiffrage de la valorisation du travail dit
« gratuit », dans le strict cadre de l’activité de
l’économie numérique, n’a été entrepris à ce jour.
4
|
Les enjeux pour la France des négociations sur la taxation des bénéfices des multinationales
Il existe de fait une frontière incertaine entre
travail et activité qui a donné lieu aux États-Unis à
deux actions collectives, l’une en 1990 contre AOL,
intentée
par
les
internautes
assurant
une
assistance
gratuite
aux
utilisateurs
de
la
plateforme, l’autre contre le
Huffington Post
initiée
en 2011 par les bloggeurs bénévoles contestant la
« rémunération » proposée par le journal en ligne
et accroissant leur notoriété via ce média. On peut
également citer le cas des « mineurs » de la
blockchain
11
.
Le « travail gratuit » à l’origine de création de valeur
dans de nombreux secteurs d’activité
Les manifestations du travail dit « gratuit » sont très
variables selon les secteurs. Dans la presse en ligne,
les contributeurs peuvent souvent s’exprimer sur des
forums à la suite d’articles publiés, évaluer ceux-ci ou
publier des billets de
blog
; dans le tourisme, ce sont
les commentaires sur les formules de restauration et
d’hébergement qui créent une partie de la valeur
perçue des services proposés, comme sur les
plateformes de commerce en ligne.
1.2. Des systèmes fiscaux déstabilisés par les
nouveaux modèles économiques
L’essor de ces nouveaux modèles d’affaires a
fortement affecté la capacité des États à taxer la
valeur
créée
par
certaines
entreprises
multinationales. En témoigne le taux effectif
d’imposition de ces dernières, souvent inférieur au
taux nominal, même si le taux effectif des grandes
entreprises a eu tendance à converger avec celui
des autres entreprises en France au cours des
dernières années
12
.
1.2.1. La remise en question des principes régissant
la fiscalité internationale
Le fait qu’une entreprise puisse se passer de
présence physique sur les marchés où elle exerce
ses activités met en lumière les limites du système
d’imposition des entreprises, pensé à une époque
où l’économie était d’abord industrielle, où les
chaînes de production étaient nettement moins
éclatées et où le commerce et les services
reposaient sur des points de vente et des contacts
physiques.
11
Une
blockchain
(littéralement une « chaîne de blocs ») désigne une base de données sécurisée et décentralisée, répliquée sur un très grand
nombre de n
œ
uds, et contenant un ensemble de transactions dont chacun peut vérifier la validité. Les « mineurs » sont des utilisateurs de la
blockchain
dont le rôle est de valider les transactions qui circulent à l’intérieur
12
Cf. CPO, « Quel taux pour l’IS en France ? »,
Les notes du CPO
, n° 1, juillet 2021
13
Le pilier 1 continuant de viser une assiette constituée du profit. Voir
infra
.
14
Dans la discussion entre États, il est apparu important pour beaucoup d’entre eux d’éviter de basculer plus fondamentalement sur d’autres
principes (la
destination base
en particulier).
L’IS est concerné au premier chef par ces remises
en cause qui touchent les deux instruments sur
lesquels il s’appuie au plan international, à savoir
l’établissement stable et les prix de transfert. Mais
les impôts assis sur les immobilisations corporelles
sont également affectés par la dématérialisation
de l’économie en même temps que par son
internationalisation :
l’exercice
de
l’activité
économique ne suppose plus nécessairement la
présence physique sur le territoire français dans les
mêmes conditions que par le passé.
La
question
de
la
mesure
de
la
capacité
contributive des entreprises justifie les réflexions
internationales en cours : quelle matière la fiscalité
peut-elle saisir si la capacité contributive qu’elle
est supposée appréhender ne se matérialise plus
sous l’une de ses formes traditionnelles ? À côté du
bénéfice, de la valeur ajoutée, de la valeur foncière
ou du chiffre d’affaires qui constituent les assiettes
usuelles des impôts payés par les entreprises, les
travaux actuels sur la fiscalité internationale se
réfèrent à une nouvelle notion, la création de
valeur qui, sans constituer une nouvelle assiette
13
,
introduit un nouveau critère de rattachement d’un
profit à un territoire permettant de cibler en
particulier les acteurs du numérique
14
.
1.2.2.
Le
capital
immatériel
au
c
œ
ur
des
problématiques d’adaptation des règles fiscales
Les actifs immatériels ou incorporels (brevets,
marques,
logiciels…)
sont
centraux
dans
les
nouveaux modèles économiques, et soumettent
les systèmes fiscaux à des défis spécifiques en
raison même de leurs caractéristiques. Au-delà de
la question de l’optimisation fiscale, ils posent des
difficultés
concrètes
d’évaluation
pour
les
entreprises comme pour l’administration.
Pour fixer l’enjeu de ces valorisations, il faut noter
que la capitalisation boursière du CAC 40 s’élevait,
au 31 décembre 2018, à 1 422 Md
. D’après un
rapport EY de 2019, le capital immatériel mesuré
comme la somme des actifs incorporels inscrits ou
non-inscrits au bilan (y compris les survaleurs ou
goodwills
) représentait 76 % de cette valeur
Note du CPO n
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2, juillet 2021
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5
boursière totale
15
. Aux États-Unis, l’écart entre la
valeur de Facebook lors de son introduction en
bourse en 2011 (valeur de ses actifs totaux de
6,3 Md$) et sa valorisation boursière en 2018
(104 Md$) met en évidence la valeur considérable
des actifs immatériels.
Or les « ressources clefs » que constituent les actifs
immatériels sont, pour certains d’entre eux, très
mobiles. Cela est particulièrement évident pour les
marques et les brevets, mais aussi d’autres
ressources immatérielles, comme les données ou
les algorithmes de traitement, sont tout aussi
mobiles.
2. Les enjeux pour la France de l’évolution des
règles de fiscalité internationale des entreprises
Face à l’érosion de leur capacité à taxer la valeur
créée par les entreprises, les États ont réagi d’une
part en prenant des mesures sur le plan national
(2.1) et d’autre part en lançant une négociation
dans le cadre de l’OCDE (2.2)
2.1. Les limites des approches nationales
Sans attendre la conclusion des négociations à
l’OCDE, plusieurs États ont pris des initiatives pour
répondre aux défis de la numérisation.
La réforme fiscale américaine de 2017 a constitué
un premier élément de réponse à la problématique
de l’érosion de la base taxable et de la taxation de
l’économie numérique. Cette réforme a été avant
tout marquée par une baisse significative du taux
d’impôt fédéral sur les sociétés (passé de 35% à
21%), mais a aussi recouru à des dispositifs
juridiques de conception innovante visant à lutter
contre l’optimisation fiscale des entreprises. Cela a
notamment été l’objet des volets GILTI («
Global
Intangible Low-Taxed Income
») et BEAT («
Base
Erosion and Anti-Abuse Tax
»).
Malgré la mise en
œ
uvre de cette taxation
minimale - au demeurant régie par des taux très
bas -, la réforme fiscale de 2017 s’est traduite par
une forte diminution des recettes d’IS aux États-
Unis : celles-ci s’étaient élevées à 2 % du PIB
pendant la période 2013-2017 ; elles n’étaient plus
que de 1 % du PIB en 2018-2019
16
.
Concernant la taxation de l’économie numérique,
la France, à l’instar d’autres États, a mis en place en
2019
une
taxation
spécifique
des
services
15
Étude EY « Profil financier du CAC 40 – 13ème édition »), Sonia Bonnet-Bernard et Marc Lefèvre.
16
U.S. Department of the Treasury,
The Made in America Tax Plan
, April 2017
17
Article 299 bis du CGI.
numériques, sous la forme d’une taxe de 3 % du
chiffre d’affaires des entreprises pour lesquelles les
sommes encaissées en contrepartie de ces services
ont dépassé, en 2018, le seuil de 750 M
au niveau
mondial, dont 25 M
rattachables à la France.
Parmi les intérêts de la taxe, on peut mentionner
les critères utilisés pour caractériser un service
fourni en France
17
. La taxe est donc due, même en
l’absence d’entreprise exploitée en France et son
rendement s’est élevé en 2019 à 350 M
.
De nombreux États ont pris des initiatives visant à
instaurer une taxation directe du numérique.
Parmi eux se trouvent plusieurs États européens.
Ces projets sont proches de la proposition (non
aboutie)
de
directive
de
la
Commission
européenne. Ils comportent d’importantes limites
dans la mesure où ils exposent les pays qui les
mettent en
œ
uvre à des mesures de rétorsion.
2.2. Les approches multilatérales : le programme
BEPS
A la suite de la crise financière de 2008 qui a
engendré des besoins importants de financement
pour les États, le G20 a chargé l’OCDE d’organiser
une négociation sur la lutte contre l’évasion des
profits et l’érosion des bases fiscales (
Base Erosion
and Profit Shifting : BEPS
). L’enjeu était important
pour les pays membres de l’OCDE, qui sont
fortement
concernés
par
les
pratiques
d’optimisation fiscale. Mais il l’était également
pour les pays émergents, qui souhaitent pouvoir
mieux imposer les bénéfices réalisés par les
multinationales
sur
leur
territoire.
Cette
convergence d’intérêts s’est traduite par une
procédure inédite de discussion. Le « cadre inclusif
sur le BEPS » qui est un forum de discussion sur les
règles de la fiscalité internationale des entreprises,
réunit ainsi 137 pays et juridictions dont une
majorité de pays en développement (cf. encadré ci-
dessous).
Le cadre inclusif sur le BEPS
Ce forum a permis d’associer à la négociation, outre
les 34 pays de l’OCDE, un grand nombre de pays en
développement. Plus de 80 d'entre eux ainsi que
d'autres économies ne faisant partie ni de l'OCDE ni
du G20 coopèrent et discutent ensemble des défis
liés à l'érosion de la base d'imposition et au transfert
de bénéfices.
6
|
Les enjeux pour la France des négociations sur la taxation des bénéfices des multinationales
Ces pays participent de façon directe au Comité des
affaires fiscales (CAF) de l'OCDE, aux réunions
régionales en collaboration avec les organisations
fiscales régionales ainsi qu'aux forums mondiaux.
2.1.1. La première phase du programme BEPS : 15
actions
dont
un
instrument
multilatéral
permettant
de
modifier
rapidement
les
conventions fiscales
Le projet « BEPS » consiste en quinze actions
consacrées, pour certaines, à mettre en place des
outils contre les pratiques dommageables, pour
d’autres
à
améliorer
l’information
des
administrations et le règlement des différends
fiscaux, pour la dernière, enfin, à élaborer un
instrument multilatéral offrant la possibilité de
modifier rapidement les conventions fiscales.
Le 7 juin 2017, plus de 100 États réunis à Paris ont
conclu
les
négociations
sur
la
Convention
multilatérale pour la mise en
œ
uvre des mesures
relatives aux conventions fiscales pour prévenir
l'érosion de la base d'imposition et le transfert de
bénéfices
(« Instrument multilatéral » ou « IM »).
Entrée en vigueur au 1
er
juillet 2018, cette
Convention enrichit et actualise les conventions
fiscales existantes et assure la mise en
œ
uvre
effective de plusieurs mesures du projet « BEPS » :
la lutte contre les dispositifs hybrides (action 2),
celle contre les abus conventionnels (action 6), les
dispositifs portant sur l’évitement artificiel de
l’établissement stable (action 7) et l’amélioration
des mécanismes de règlement des différends
(action 14).
L’approche par la Convention multilatérale est
marquée par certaines limites. D’une part, elle ne
traite pas directement de la taxation de l’économie
numérique. D’autre part, les États signataires
peuvent choisir d’en appliquer les stipulations à
tout ou partie de leurs conventions fiscales
bilatérales existantes. Par ailleurs, ils ne sont pas
tenus
d’appliquer
tous
les
articles
de
la
Convention. Ainsi, l’article 12 de la Convention
modernisant la définition de l’établissement stable
n’a pas été retenu par tous les États membres,
notamment par l’Irlande qui y voyait une menace
pour son attractivité fiscale.
18
Ce principe signifie que le prix pratiqué entre des entreprises dépendantes doit être le même que celui qui aurait été appliqué sur le marché
entre deux entreprises indépendantes.
2.1.2. BEPS 2.0 : une discussion intégrant les enjeux
fiscaux de l’économie numérique et d’une taxation
minimale au niveau mondial
A la suite de ce premier accord, une nouvelle
discussion a été engagée pour tenir compte des
spécificités
des
activités
de
certaines
multinationales et des entreprises proposant des
services numériques. Cette discussion a progressé,
non pas en recherchant une nouvelle définition de
l’établissement stable, mais en créant un nouveau
principe de répartition des droits d’imposer,
indépendamment de la notion d’établissement
stable. Cette discussion a été organisée en deux
« piliers ».
Le pilier 1 porte sur la répartition des droits
d’imposition entre les États, en distinguant deux
grandes catégories parmi ces derniers : les « États
sièges », où se situent les sièges des entreprises, et
les « États de marché » où ces entreprises exercent
effectivement
leur
activité
économique.
La
proposition
avait
pour
objet
de
viser
les
entreprises proposant des services numériques
tels que les réseaux sociaux, les moteurs de
recherche, les plateformes de partage en ligne
(« automated digital services ») et les « entreprises
en relation étroite avec les consommateurs »
(« consumer facing businesses »). L’évolution de la
discussion au cours des derniers mois a davantage
mis l’accent sur la taxation des plus grandes
entreprises dans les pays où elles opèrent, même
lorsqu’elles n’y sont pas physiquement présentes.
Les Etats-Unis proposent ainsi d’assujettir au pilier
1 les 100 plus grandes entreprises mondiales,
parmi lesquelles ne se trouvent pas uniquement
des représentantes de l’économie numérique et ne
figurent même pas tous les géants du numérique.
Ce mécanisme vise à déterminer des règles de
partage des bénéfices distinguant deux montants
taxables attribués à l’« État de marché » :
- le montant A correspond à une fraction du
bénéfice résiduel tiré de l’activité dans l « État de
marché », qu’il y ait présence physique ou non de
l’entreprise multinationale dans cette juridiction ;
il doit refléter la part du profit allant au-delà d’une
rentabilité normale (dont le seuil est à fixer) ;
- le montant B correspond à la rémunération fixée
par application du principe de pleine concurrence
18
Note du CPO n
o
2, juillet 2021
|
7
des fonctions de base de distribution et de
marketing établies dans la juridiction de marché ;
Seul le montant A serait déterminé selon des
formules de calcul spécifiques. Le montant B serait
déterminé selon le principe de pleine concurrence.
L’application des nouvelles règles ne vaudrait que
pour les entreprises multinationales ayant un
chiffre d’affaires de plus de 20 milliards de dollars
et dont la rentabilité est supérieure à 10%, soit une
centaine d’entreprises. Il est à remarquer que ce
périmètre ne cible plus les géants du numérique,
comme cela avait un temps été envisagé. C’est
pourquoi la Commission européenne a annoncé
poursuivre un travail sur une taxe numérique qui
compléterait l’accord OCDE
19
.
Le pilier 2 vise à trouver des règles communes
permettant d’assurer une taxation minimum des
résultats des entreprises multinationales afin de
dissuader toute délocalisation des profits réalisés
dans des juridictions aux taux d’imposition faibles
(proposition appelée GloBE
20
).
Les règles envisagées pour le pilier 2 sont
essentiellement au nombre de quatre, comme le
montre le schéma ci-dessous :
Source : OCDE
La
règle d’inclusion du revenu
doit permettre
d’imposer le revenu des succursales étrangères ou
des entités contrôlées, dès lors que celui-ci a été
soumis à l’impôt à un taux effectif inférieur à un
taux minimum. La
règle relative aux paiements
insuffisamment imposés
permettrait d’écarter
toute déduction de ces paiements dans l’État de
source quand ces paiements n’ont pas été soumis
à un taux effectif d’imposition supérieur ou égal à
19
Derek Perrotte, « L’Europe reste décidée à se doter d’une taxe Gafa
», Les Echos,
6 juillet 2021
20
«
Global anti-base erosion
».
un taux minimum dans le pays de siège du
bénéficiaire. La
règle de substitution
autoriserait
l’État de siège à substituer à la méthode de
l’exemption celle de la taxation si les bénéfices
attribuables
à
un
établissement
stable
sont
imposés à un taux effectif inférieur au taux
minimum. Enfin, une
règle d’assujettissement à
l’impôt
complèterait
la
règle
relative
aux
paiements insuffisamment imposés en soumettant
tout paiement à une retenue d’impôt ou à d’autres
prélèvements à la source et en refusant les
avantages prévus par les conventions à certains
éléments de revenu lorsque le paiement n’est pas
imposé à un taux minimum.
L’enjeu le plus visible de GloBE est la détermination
du taux minimum applicable. La discussion a
longtemps porté sur un taux minimum de 12,5 %.
Toutefois, sous l’impulsion de l’administration
Biden, ce taux a été revu à la hausse : après une
première
proposition
américaine
à
21 %,
la
discussion s’est engagée sur un taux à 15 %, qui a
obtenu le soutien du G7 en juin 2021. Ce taux n’est
pas anodin, puisqu’il est supérieur à celui pratiqué
par trois États membres de l’OCDE (l’Irlande -
12,5 % -, la Hongrie – 9 % - et la Suisse – entre
11,9% et 13,9% selon les cantons -) mais aussi à un
grand nombre de pays émergents.
Un autre enjeu, plus technique en apparence, mais
essentiel pour l’application d’un éventuel accord,
est de pouvoir déterminer le niveau d’imposition
effectif pour le rapporter au niveau d’imposition
minimum attendu. Cela suppose une réflexion sur
les supports utilisés pour déterminer le résultat
imposable
et
évaluer
l’imposition
effective
(comptabilité,
états
financiers,
retraitements
éventuels).
3. Les conséquences économiques et budgétaires
pour la France des piliers 1 et 2 : un surcroît de
recettes de l’ordre de 5 Md
par an
Le CPO s’est livré à une analyse approfondie des
multiples options qui s’offrent aux négociateurs
dans la détermination des différents paramètres
pour aboutir à une évaluation des conséquences
économiques et budgétaires de BEPS pour la
France.
Des
approches
statiques
-
à
comportement
inchangé des entreprises - des deux piliers ont pu
8
|
Les enjeux pour la France des négociations sur la taxation des bénéfices des multinationales
être réalisées, mais la production d’une estimation
dynamique - prenant en compte l’évolution des
comportements des entreprises - était hors de
portée
de
l’étude.
L’estimation
réalisée
correspond à une version simplifiée de la réforme
et s’appuie sur des données qui, si elles sont
solides, restent toutefois limitées aux unités
légales françaises et souffrent de nombreux
problèmes déclaratifs pour ce qui concerne les
déclarations françaises pays par pays au titre du
CBCR
(
Country-by-country reporting
). Pour autant,
la méthode utilisée et les chiffrages obtenus
permettent de disposer d’éléments d’appréciation
qui dans certains cas complètent, dans d’autres cas
nuancent les premiers chiffrages du CAE
21
et de
l’OCDE.
3.1. Le pilier 1 : un impact faible sur les recettes
fiscales
L’ensemble des évaluations portant sur ce pilier
aboutissent à une estimation très faible de recettes
supplémentaires.
Le CPO, qui a étudié la réallocation de l’impôt dû
par les multinationales ayant leur siège en France
aboutit
in fine
à une perte modeste pour la France,
de l’ordre de 0,3 à 0,4 Md
. Celle-ci serait toutefois
très certainement plus que compensée par le
surcroît d’impôt acquitté en France par les
multinationales étrangères (estimation cependant
impossible sans les données
CbCR
de l’ensemble
des pays). Au total, il est possible d’affirmer que
l’intérêt du pilier 1 ne réside pas, pour un pays
comme la France, dans son impact budgétaire.
3.2. Le pilier 2 : un gain de l’ordre de 5 Md
pour
un taux mondial minimum fixé à 15%
Le CPO a estimé les montants supplémentaires que
seraient amenées à payer les entités installées en
France dans le cas d’un taux implicite minimal de
12,5 % du résultat comptable retraité. Cette
estimation avait été faite sur la base d’une double
approche. La première reposait sur l’analyse des
liasses
fiscales
des
unités
légales
françaises
(entreprises
établies
en
France,
qu’elles
appartiennent à des multinationales françaises ou
étrangères) et chiffrait le surcroît d’impôt à
acquitter par ces dernières à environ 1 Md
. Une
seconde approche se fondait sur l’analyse des
21
S. Laffitte, J. Martin, M. Parenti, B. Souillard, F. Toubal, « Taxation minimale des multinationales : contours et qualification »,
Focus CAE
, n° 064-
2021, juin 2021
22
Op.cit.
23
M. Barake, T. Neef, P.-E. Chouc, G. Zucman, ” Collecting the Tax Deficit of Multinational Companies : Simulations for the EU”,
EU Tax Observatory
,
Juin 2021
CbCR pour la France et évaluait le surcroît d’impôt
à
payer
à
7,3
Md
,
répartis
de
manière
sensiblement égale entre entreprises établies en
France (+3,9 Md
) et filiales établies à l’étranger
(+3,4 Md
). Ce dernier chiffre est toutefois
probablement surestimé, en raison notamment du
double compte des dividendes.
CbCR vs. liasses fiscales : quel impact des données
utilisées sur les estimations ?
Les éclairages apportés par les données
CbCR
France
permettent d’illustrer les gains attendus pour le
budget de l’État. L’exploitation de ces données
permet d’illustrer de grandes tendances, mais ne
constitue pas une estimation précise.
A
l’inverse,
les
données
des
liasses
fiscales
renseignent
sur
l’impôt
supplémentaire
éventuellement dû par les entreprises établies en
France, mais sans pouvoir déterminer si cet impôt
serait dû à la France ou à une autre juridiction.
Sur la base d’un taux de 15 % qui se dessine comme
taux minimum à la suite du G7 de juin 2021, les
estimations conduisent logiquement à des chiffres
plus élevés. L’estimation du CAE
22
repose sur un
outil ambitieux prenant la forme d’un modèle
d’équilibre général et intégrant des changements
de comportement des multinationales. Il aboutit à
une
estimation
d’augmentation
des
recettes
fiscales de 5,9 Md
pour la France au titre du pilier
2 dans le cas d’un taux minimum de 15%. Cette
augmentation serait de 8 Md
dans le cas d’un taux
minimum de 21%. Cette augmentation serait plus
importante en part du total des recettes d’IS pour
la France que pour l’Allemagne et les États-Unis
(respectivement, +20%, +10% et + 3,5% dans le cas
d’un taux minimum à 21%). Une étude du
EU tax
observatory
23
donnait un chiffre comparable, avec
une augmentation de recettes d’IS de 4,3 Md
pour la France en retenant un taux de 15 %.
Ces
éléments
permettent
de
dégager
une
tendance : la probabilité que des entreprises
localisées en France soient amenées à payer un
surplus d’impôt n’est pas négligeable. Les chiffres,
relativement
convergents,
des
estimations
permettent
d’estimer
l’enjeu
budgétaire
des
négociations BEPS pour la France à un ordre de
grandeur de 5 Md
, soit 10 % des recettes actuelles
Note du CPO n
o
2, juillet 2021
|
9
d’impôt sur les sociétés dans l’hypothèse d’un taux
minimal à 15%.
3.3. L’importance des conditions d’application des
règles issues de BEPS
L’attention de l’opinion publique s’est focalisée sur
la question du taux minimum applicable dans le
cadre du pilier 2 de l’accord BEPS. Toutefois, cette
question n’épuise par les enjeux de l’accord. Ceux-
ci concernent la définition de l’assiette autant que
la fixation du taux. En effet, les prévisions de
recettes budgétaires liées au pilier 1 comme au
pilier 2 sont très sensibles aux paramètres de calcul
de l’assiette. Par ailleurs, au-delà des règles
retenues dans l’accord, les conditions de son
application – méthodes de règlement des litiges,
modalités de recouvrement - revêtent également
un caractère décisif.
Or, elles n’ont pas encore été
complètement précisées.
Les problématiques comportent des différences
entre les piliers. Sur le pilier 1, la première difficulté
consiste à régler les différends qui ne manqueront
pas de naître concernant la part d’imposition
revenant respectivement à l’Etat de siège et aux
Etats de marché d’une part, et concernant les parts
respectives des différents Etats de marché d’autre
part. L’idée d’une clause d’arbitrage obligatoire a
été évoquée lors des négociations, mais de
nombreux Etats du cadre inclusif, notamment
certains pays en développement, n’y sont pas
favorables en raison de l’expertise administrative
que nécessite la mise en
œ
uvre d’une telle
procédure. La déclaration OCDE/G20 du 1
er
juillet
2021 a montré une certaine ouverture sur ce sujet,
en admettant que des exceptions au caractère
obligatoire de l’arbitrage seraient possibles. Une
telle issue serait problématique car elle réduirait la
portée de l’accord.
La seconde difficulté, s’agissant du pilier 1, réside
dans la capacité pour les Etats de marché à
procéder
aux
voies
d’exécution
en
vue
de
recouvrer la part d’imposition qui leur revient,
alors même que les entreprises concernées n’ont
pas de présence physique sur leur territoire. Ces
voies d’exécution reposeront donc nécessairement
sur
la
mise
en
œ
uvre
d’une
coopération
administrative en matière de recouvrement entre
les Etats de marché et les Etats dit de siège. Les
modalités d’une telle coopération, qui pourraient
24
Daniel Gutmann, « L’imposition minimale des multinationales, une utopie réaliste »,
Blog du Club des Juristes
, 21 avril 2021
faire
l’objet
d’une
convention
multilatérale,
restent à fixer.
L’application du pilier 2 soulève des difficultés
différentes. Elle appelle en effet une transcription
en droit interne par les Etats parties à l’accord des
règles d’imposition minimale prévues par ce
dernier. Or, rien ne garantit à ce stade que tous les
Etats en présence vont jouer le jeu de la même
façon. Certains Etats – notamment ceux pratiquant
les taux d’imposition les plus faibles -
pourraient
être tentés de transposer les règles de manière très
restrictive.
Il
en
résulterait
un
désavantage
compétitif pour les entreprises installées dans les
pays respectant l’esprit de l’accord. Comme
l’indique
Daniel
Gutmann
(2021),
« si
la
coordination internationale n’est pas au rendez-
vous, ces groupes pourraient supporter une charge
fiscale disproportionnée si la France devait non
seulement sur-taxer les sociétés mères françaises
de groupes internationaux dont certaines entités
sont établies dans des pays à fiscalité faible, mais
aussi sur-taxer (
via
un refus de déduction de
certains flux) les filiales françaises de groupes
étrangers
au
motif
que
les
autres
États
d’implantation de ces groupes (notamment les
États
d’implantation
des
têtes
de
groupe)
n’adhéraient pas à la même logique »
24
.
Enfin, la déclaration du 1
er
juillet 2021 prévoit le
renoncement à toutes les taxes sur les services
numériques. La Commission européenne ne voit
pas dans cette clause une condamnation de son
projet de taxe digitale, compte tenu du champ
restreint de l’accord. La nécessité de préserver des
conditions
de
concurrence
loyale
entre
les
différents
modèles
d’affaires
autant
que
la
légitimité de taxer de manière non discriminatoire
les opérateurs numériques qui tirent profit de
l’exploitation des données de clients européens
justifie d’évaluer, à ce stade, la proposition de la
Commission européenne, même si un rapport du
FMI de mai 2020 «
Tec(h)tonicShifts : Taxing the
Digital Economy
» conclut à ce que le secteur
numérique n’est pas moins taxé que les autres.
En définitive, la signature de l’accord ne règle pas
tous les problèmes et le CPO souhaite souligner la
nécessaire
clarification
de
ses
modalités
d’application,
qui
appellent
une
coopération
internationale accrue.
RECOMMANDATIONS
Si un accord sur BEPS est désormais
probable et souhaitable
,
des points de vigilance demeurent concernant ses modalités,
dont les détails peuvent avoir un impact considérable sur les
intérêts des entreprises et des finances publiques françaises. Par
ailleurs, un tel accord doit être accompagné de mesures
complémentaires, visant à prévenir et, le cas échéant, à trancher
les différends qui pourraient surgir entre les États au sujet de
l’interprétation des règles BEPS.
Les recommandations du CPO sont les suivantes :
Dans le cadre de la négociation BEPS en cours
1.
Plaider en faveur d’un taux minimum d’imposition des
bénéfices de 15% au moins dans le cadre du pilier 2, tout en
veillant à ce que ce taux s’applique à une assiette qui soit
large, lisible et aussi cohérente que possible avec la base
taxable française, l’assiette ayant une importance aussi
grande que le taux pour déterminer l’impact de l’accord ;
A la suite d’un éventuel accord
2.
Encourager, au niveau de l’OCDE, un travail de fiabilisation
et d’homogénéisation des déclarations des entreprises afin
de progresser vers une meilleure transparence des données
fiscales des multinationales (CbCR) ;
3.
Soutenir à terme la mise en place d’un organe de règlement
des différends organisé sur le modèle de celui existant à
l’OMC, chargé d’unifier l’interprétation des textes issus du
MLI et de BEPS, et chargé de prévenir efficacement et dans
des délais raisonnables le risque de double imposition ;
4.
Dans l’attente d’un tel organe, veiller à ce que les
mécanismes de règlement des différends prévus par la
directive européenne n° 2017/1852 couvrent les litiges
susceptibles d’intervenir entre Etats-membres du fait de
l’application des accords BEPS ;
5.
Attirer l’attention de l’OCDE et du cadre inclusif sur la
nécessité d’un mécanisme d’assistance administrative en
matière de recouvrement des sommes rendues exigibles
par les Etats de marché du fait du pilier 1
6.
Evaluer les efforts de la Commission européenne visant à
compléter
l’accord
OCDE
par
une
taxe
numérique
européenne.