Le pacte Dutreil, outil fiscal pour favoriser la transmission des entreprises familiales
La transmission des entreprises familiales lors du départ à la retraite du dirigeant-actionnaire de référence est un sujet de vigilance du fait des droits de mutation élevés en France, potentiellement jusqu’à 45 % en ligne directe. En réponse au risque que cette transmission se traduise par un affaiblissement de l’entreprise ou par un rachat par des investisseurs étrangers, la plupart des pays européens se sont dotés de dispositifs visant à favoriser fiscalement les transmissions familiales, le pacte Dutreil français apparaissant comme l’un des plus favorables, d’autant que son périmètre et son régime ont été continûment assoupli depuis sa création au début des années 2000. Ouvert à toutes les entreprises, de la plus modeste à la multinationale, il réduit le taux moyen d’imposition des transmission à environ 8 %, alors qu’il serait de 34 % dans le régime de droit commun.
Qui sont les bénéficiaires du pacte Dutreil et quelles sont les entreprises concernées ?
Le nombre de transmissions sous pacte Dutreil a fortement augmenté au cours des dernières années.
La fourchette régulièrement citée de 2 000 à 3 000 donations par an était sous-estimée, celle-ci se situant plutôt entre 3 000 et 4 000 depuis 2018 et même entre 5 000 et 6 000 en 2024. Le montant total de l’actif éligible
à l’avantage fiscal a atteint 12 Md€ en 2023 et 20 Md€ en 2024, pour un montant moyen par donataire de l’ordre de 1,8 M€. Les entreprises concernées sont représentatives de l’économie française : de la petite entreprise au groupe international, de l’agriculture à l’industrie, du transport au commerce et aux hôtels-cafés-restaurants.
En moyenne sur la période 2018 - 2024, les entreprises transmises chaque année sous pacte Dutreil employaient 523 000 salariés et généraient une valeur ajoutée de 45 Md€. Le commerce est sur-représenté, avec 44 % de la valeur ajoutée et 35 % de l’emploi, tandis que les entreprises industrielles, désignées comme la cible prioritaire du dispositif, ne représentent que 13 % des transmissions, 21 % de la valeur ajoutée et 23 % de l’emploi.
Quel est le montant de la dépense fiscale associée au pacte Dutreil ?
L’estimation du montant de la dépense fiscale figurant dans les documents budgétaires n’a jamais reposé sur une méthodologie convaincante et a induit en erreur quant à son ordre de grandeur. La Cour estime cette dépense fiscale à plus de 3,3 Md€ en 2023 et plus de 5,5 Md€ en 2024, contre 1,2 Md€ en 2020 et 2021. Cette augmentation récente s’explique par celle du nombre de transmissions et par la présence d’une très grosse opération sur chacune des années 2023 et 2024. À titre de comparaison, le montant total des droits de mutation à titre gratuit sur l’ensemble des successions et donations a atteint 20,9 Md€ en 2023 comme en 2024. Le montant de la dépense fiscale sur les transmissions d’entreprises représentait donc en 2024 un quart du montant des recettes encaissées sur l’ensemble des transmissions. Cette dépense fiscale est très concentrée sur le dernier centile, qui représente 65 % de son total : les 110 donataires concernés en 2024 ont bénéficié d’un avantage fiscal moyen de 30 M€.
Quels sont les effets économiques du pacte Dutreil ?
Cette dimension de l’évaluation a été pilotée par l’Institut des politiques publiques (IPP) dans le cadre d’un partenariat de recherche avec la Cour des comptes. La comparaison des trajectoires d’entreprises ayant fait l’objet d’une transmission sous pacte Dutreil entre 2010 et 2018 avec celles d’entreprises transmises sans recours
au dispositif montre un impact positif de celui-ci sur la pérennité du contrôle des entreprises : seulement 10 %
de changement de contrôle l’année de la transmission, puis 27 % et 40 % cinq et dix ans plus tard, contre respectivement 18 %, 42 % et 48 % pour les entreprises non Dutreil. On n’observe en revanche pas d’effet significatif sur le taux d’investissement et la performance financière : le taux d’investissement est proche dans les deux groupes, de 5,3 % deux à trois ans avant la transmission et autour de 4,5 % cinq ans après. On ne constate pas non plus d’effet différencié sur l’emploi : dans les deux groupes, un peu moins du quart des salariés présents dans l’unité transmise un an avant la transmission ne sont plus en emploi au bout de neuf ans. Il y a donc un effet réel du pacte Dutreil sur la pérennité du contrôle familial, mais les effets économiques favorables attendus ne sont pas observés.
Pour une réforme du pacte Dutreil
La modestie des résultats économiques imputables au pacte Dutreil au regard de son coût élevé pour les finances publiques et l’avantage très important qu’il procure à un nombre réduit de familles justifieraient une réforme que la Cour des comptes propose d’articuler autour deux axes.
Le premier axe vise à supprimer les mécanismes relevant de l’optimisation fiscale et dépourvus de motifs d’intérêt général. Il passerait par la suppression des biens non professionnels éligibles au régime de faveur, par celle
du « pacte réputé acquis » qui permet de bénéficier de l’exonération alors même que l’engagement collectif préalable n’a pas été conclu, par un allongement de l’engagement de détention après celle-ci et par l’inéligibilité du « family buy out » pour éviter que les donataires qui revendent leurs parts et sortent de l’entreprise bénéficient de l’avantage fiscal.
Le deuxième axe de réforme vise à réduire le montant de la dépense fiscale, en revoyant le taux d’exonération actuel, en introduisant une progressivité dans le barème et en réduisant l’avantage accordé aux entreprises des secteurs règlementés (cabinets d’expert-comptable, pharmacies, etc.) ou non exposées à la concurrence internationale.
Si l’existence d’un avantage fiscal pour la transmission familiale se justifie en raison du niveau élevé des taux d’imposition sur les donations et successions en France, le montant de la dépense fiscale en très forte croissance et l’impact limité du dispositif justifient des mesures de restriction. L’enjeu est d’atteindre un meilleur équilibre entre avantage fiscal consenti et efficacité économique du dispositif, sans nuire au développement des entreprises dont l’activité et le développement présentent un caractère d’intérêt général.


