La fraude fiscale : un phénomène mal cerné et non chiffré
La « fraude » reste fréquemment confondue avec d’autres phénomènes et comportements ayant pour conséquence de réduire le produit des impôts, comme l’optimisation ou l’évasion fiscales. Or il convient pour la clarté du débat public de distinguer la « fraude fiscale », qui suppose un caractère intentionnel, et l’« écart fiscal », plus neutre, qui inclut les erreurs commises de bonne foi par les contribuables ainsi que les aléas du recouvrement des impôts. L’absence d’estimation de l’écart fiscal et de la fraude fiscale constitue une carence regrettable que la Cour a signalée à plusieurs reprises. Alors que l’importance de l’impôt dans la vie nationale aurait dû la conduire à jouer un rôle leader, la France est au contraire l’un des pays les plus en retard en la matière. Il est donc indispensable que la direction générale des finances publiques (DGFiP) termine son estimation de l’écart fiscal de la TVA et estime celui relatif à l’impôt sur les sociétés et à l’impôt sur le revenu d’ici 2027.
Des résultats du contrôle fiscal qui ne progressent pas
Alors que les recettes fiscales recouvrées par la DGFiP ont progressé de 44 % entre 2015 et 2024 pour atteindre 718 Md€, les résultats du contrôle fiscal n’ont pas suivi la même dynamique : ils oscillent autour de 20 Md€ (20,1 Md€ en 2024 contre 21,2 Md€ en 2015), les recettes réellement recouvrées ayant même légèrement diminué en passant de 12,2 Md€ en 2015 à 11,4 Md€ en 2024.
Une stratégie de détection et de contrôle profondément transformée en une décennie
La stratégie de détection et de contrôle de l’administration fiscale a profondément évolué au cours de la dernière décennie sous l’effet de trois transformations majeures.
La première est la priorité accordée au rendement budgétaire. Dans un contexte marqué par une réduction de 19 % des effectifs affectés au contrôle fiscal entre 2015 et 2024, la DGFiP a privilégié un pilotage plus ciblé de ses contrôles, en recentrant les vérifications sur les dossiers à forts enjeux et en limitant les contrôles sur place aux cas les plus graves, notamment les vérifications générales de comptabilité (-18,6 % entre 2019 et 2023) et les examens de situation fiscale personnelle (-22,1 %), au profit d’un plus grand nombre de contrôles sur pièces dématérialisés et de régularisations avant contrôle.
La deuxième évolution est la montée en puissance des outils numériques pour automatiser la détection de larges catégories d’anomalies déclaratives. L’administration a déployé des techniques de croisement de données en masse, devenues un vecteur central de programmation des contrôles puisqu’elle est déjà à l’origine de la moitié des contrôles. Elle ne représente cependant que 13,8 % des droits et pénalités recouvrés en 2023, l’identification des plus gros dossiers relevant d’autres méthodes. S’il est acquis que cette stratégie numérique apporte des gains d’efficience en matière de programmation des contrôles, son efficacité a encore besoin d’être étayée.
Troisième transformation, l’administration fiscale bénéficie désormais d’un arsenal d’enquête renforcé et d’un réseau de coopérations consolidé avec les autres administrations nationales, avec l’autorité judiciaire et avec ses homologues étrangères.
Ces évolutions ont structuré en profondeur la lutte contre la fraude, mais leurs effets globaux restent à évaluer, soulignant la nécessité d’un bilan d’ensemble et d’une optimisation continue des dispositifs.
La répression de la fraude fiscale : une priorité accordée à la résolution amiable
Au cours des dix dernières années, la politique de répression de la fraude fiscale a tenté de concilier l’affichage d’une plus grande sévérité d’une part, et l’essor des possibilités de régularisations avant contrôle et de solutions amiables d’autre part. Si la loi du 10 août 2018 au service d’un État et d’une société de confiance a encouragé le recours au dialogue et à la « conclusion apaisée » des contrôles selon les propres termes de l’administration, la loi du 23 octobre 2018, à l’inverse, a réformé le « verrou de Bercy » en rendant obligatoire la transmission au parquet des dossiers comportant plus de 100 000 € de droits rappelés. Cette réforme a entraîné une augmentation significative des dénonciations fiscales, passées de 935 avant la réforme à 2 176 en 2024.
Toutefois, cet afflux n’a pas conduit à un renforcement de la réponse pénale : en 2024, 44 % des affaires de fraude fiscale ont fait l’objet d’un classement sans suite, et seules 27 % ont été poursuivies devant le tribunal correctionnel, soit moins qu’avant la réforme. La répression pénale de la fraude ne constituant qu’une priorité de second rang, les délais de traitement sont en hausse (jusqu’à 42 mois en moyenne) et seule une faible proportion de dossiers aboutissent à une audience. Les condamnations restent numériquement stables (environ 650 par an), la part des peines d’emprisonnement ferme diminue légèrement, tandis que le montant moyen des amendes progresse. La Cour observe ainsi que, malgré l’augmentation des signalements, la réponse pénale est globalement moins répressive qu’attendu.
Face à ces constats, la Cour recommande un bilan conjoint de la réforme du « verrou de Bercy », une amélioration de la qualité des dossiers transmis, un meilleur encadrement des pratiques administratives comme les règlements d’ensemble, ainsi qu’un suivi statistique plus complet, afin de rétablir une politique de sanction proportionnée aux enjeux de la fraude fiscale.


