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PRÉSENTATION À LA PRESSE DU RAPPORT PUBLIC THÉMATIQUE SUR LA
RÉPARATION PAR LA FRANCE DES SPOLIATIONS DE BIENS CULTURELS
PERPÉTRÉES ENTRE 1933 ET 1945
Vendredi 24 septembre 2024 – 9h30
Salle André Chandernagor
Allocution de Pierre Moscovici,
Premier président de la Cour des comptes
Mesdames et messieurs,
Bonjour et merci de votre présence. J’ai grand plaisir à vous accueillir aujourd’hui pour vous
présenter le rapport public thématique portant sur la réparation par la France des
spoliations de biens de culturels perpétrées entre 1933 et 1945, cette réparation pouvant
prendre la forme de restitutions des biens spoliés, ou bien d’indemnisation, lorsque ces
biens ont disparu ou ont été détruits.
Je remercie
Gilles Andréani
, président de la formation interchambres, à qui l’existence de ce
rapport doit beaucoup, le contre-rapporteur
Didier Selles
, ainsi que l’ensemble de l’équipe
qui a réalisé ce travail :
Marie-Nil Chounet et Matthieu Garrigue-Guyonnaud,
rapporteurs,
et
Agnès Frère,
vérificatrice
.
I.
Avant de dévoiler les principaux messages de ce rapport, j’aimerais revenir un instant
sur l’objet de notre publication, qui, je dois le dire, est peu habituel. Pour autant, il relève
pleinement du champ de compétences et de contrôle de la Cour des comptes.
C’est un sujet inhabituel pour la Cour, pour au moins trois raisons.
Sa charge mémorielle, tout d’abord.
Les spoliations de biens culturels sont l’une des formes
que prirent les spoliations de masse, et dont furent victimes les Juifs en France et en Europe,
de 1933 à 1945. Elles ont été perpétrées en France, tant par les autorités occupantes que par
le régime de Vichy. Elles se sont matérialisées par des confiscations des biens de marchands
d’art et de collectionneurs, des pillages d’appartements, des saisies, et des mises sous
séquestre dans le cadre de « l’aryanisation » de l’économie, des vols, des ventes forcées, des
ventes préventives par les victimes cherchant à fuir la persécution, etc. L’immense majorité
des victimes de la Shoah étaient de condition modeste. L’ampleur de ces spoliations,
progressivement redécouverte à partir des années 1990, demeure aujourd’hui encore
méconnue de la plupart.
Deuxième fait marquant de ce rapport : pour traiter le sujet, la Cour a pris un recul
historique inhabituel.
Pour l’appréhender avec justesse, il était nécessaire de restituer
l’histoire de la réparation des spoliations de biens culturels dans une triple perspective.
Premièrement, celle de
l’histoire des spoliations commises contre les Juifs
. Ensuite, celle de
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l’histoire de la mémoire des persécutions antisémites
; celle-ci est non linéaire et elle conduit,
dans les années 1990, à un renouveau du traitement historiographique, politique et juridique
des spoliations. Enfin,
l’histoire des réparations
elles-mêmes. On oublie trop souvent que,
dans l’immédiat après-guerre, les autorités françaises ont initié un très important effort
d’indemnisation des biens spoliés qui n’étaient pas localisés. Elles ont aussi procédé à un
effort de restitution des biens culturels spoliés, rapportés notamment d’Allemagne et
d’Autriche, dans le cadre des opérations dites de « récupération artistique ».
Cette première action de réparation a pris fin au tout début des années 1950.
Sur les 60 000
biens rapportés, 45 000 ont été restitués à leurs propriétaires ou à leurs ayant droits.
Sur les 15 000 biens environ qui n’ont pas pu être restitués, 13 000 ont été vendus par les
Domaines et un peu plus de 2 100 ont été inscrits sur un inventaire spécifique en tant que
« Musées nationaux récupération », ou MNR.
Ces biens appelés MNR ont été confiés à la garde de l’État en vue de leur éventuelle
restitution dans un délai censé être assez court, avant leur intégration dans les collections
nationales
. Mais celle-ci n’a, en pratique, jamais eu lieu. À partir du début des années 1950
s’ouvre une phase d’oubli et d’indifférence, marquée par l’arrêt quasi-total des restitutions
de biens spoliés. Certes, les spoliations sont historiquement, politiquement et juridiquement
redécouvertes dans les années 1990. Mais le sujet spécifique des biens
culturels
spoliés
demeure peu visible.
Notre enquête a mis en évidence un «
décalage
» de 10 à 15 ans environ
entre la réparation
des spoliations de biens « ordinaires » et culturels. D’une part, la politique systématique de
réparation pour les spoliations de biens « ordinaires » a été mise en place à la toute fin des
années 1990, avec la création de la CIVS (Commission pour la restitution des biens et
l’indemnisation des victimes de biens antisémites). D’autre part, les actions spécifiques
adaptées aux biens culturels, ont été instaurées plus tardivement, et ils incluent la possibilité
d’une réparation sous forme de restitution.
L’enquête de la Cour devait donc dépasser le stade de la photographie de la période
récente, pour apprécier l’action publique telle qu’elle se déploie depuis le tournant des
années 1990.
Troisième fait inhabituel pour ce rapport : c’est un sujet qui revêt une dimension
européenne et internationale particulièrement marquée.
L’histoire des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945 est européenne
.
L’histoire des réparations l’est aussi : même si les politiques de réparation demeurent
nationales, elles sont étroitement liées les unes aux autres.
Il est frappant de constater les proximités qui existent dans les cycles de réparation entre
différents pays européens : cycles de réparation dans l’immédiat après-guerre, cycle d’oubli
jusqu’aux années 1990, cycle de redécouverte quand, dans un même mouvement à l’échelle
internationale impulsé notamment par la Conférence internationale de Washington de 1998,
l’exigence de réparation des spoliations redevint une question centrale.
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En France, ce mouvement a conduit, aux termes des travaux d’une commission spéciale
présidée par Jean Mattéoli, à la création de la CIVS
. Cette commission est en charge
d’éclairer le Gouvernement dans la mise en œuvre de la nouvelle politique de réparation. La
Cour a donc souhaité mettre en perspective l’action de réparation conduite par les pouvoirs
publics français, en la confrontant à celle menée dans d’autres États européens.
C’est donc un sujet peu habituel pour la Cour ; pour autant, il s’inscrit pleinement dans nos
missions de contrôle et d’évaluation.
L’action des administrations publiques françaises (État
et collectivités territoriales) pour restituer ou indemniser les biens culturels spoliés aux
victimes et, plus encore désormais, à leurs ayants droits, demeure inachevée. Il était
nécessaire d’en faire le bilan.
Ce bilan a été réalisé par une formation interchambres réunissant plusieurs chambres de la
Cour.
L’équipe a mené une enquête sur les vingt-cinq années de ce nouveau cycle de la
politique de réparation, des années 2000 jusqu’à nos jours. Les objectifs de ce rapport sont
les suivants : dresser le bilan de la politique de réparation, rendre compte des progrès et des
difficultés rencontrés dans sa mise en place, et proposer des axes d’amélioration pour
l’avenir.
Pour ce faire, l’équipe de rapporteurs a rencontré un large panel d’acteurs politiques
et administratifs, de l’État et des collectivités territoriales, ainsi que des responsables
d’établissements culturels publics qui, depuis le début des années 2000, prennent part à cette
action de réparation.
Le rapport élargit l’analyse en l’ouvrant à des acteurs du monde de l’enseignement et de la
recherche, avec la vision d’historiens, historiens de l’art et sociologues, des spécialistes en
recherche de provenance des biens culturels, ou encore des représentants et professionnels
du marché de l’art, comme des commissaires-priseurs, galeristes, antiquaires ou experts.
L’équipe s’est également attachée à mettre en perspective la politique de réparation
française en observant les actions conduites dans quatre pays européens :
la Suisse, les
Pays-Bas, l’Autriche et l’Allemagne. Les rapporteurs se sont rendus à la rencontre des acteurs
publics et privés compétents sur ces sujets.
Ces méthodes ont permis d’étudier de façon approfondie la politique menée depuis le
début des années 2000, ses évolutions, d’en souligner les progrès indéniables mais aussi les
carences et les fragilités persistantes.
J’en viens maintenant au contenu de notre rapport.
La Cour a fait trois constats :
premièrement, l’attention prêtée aux biens culturels spoliés a été relativement tardive et il a
fallu attendre le milieu des années 2010 pour qu’un véritable tournant soit franchi. Ensuite,
le cadre juridique qui fonde la politique de réparation française est solide, et il a même été
perfectionné jusqu’à récemment. Pour autant, le bilan des actions de réparation demeure
limité s’agissant des restitutions, malgré des progrès indéniables dans la période récente. Ces
trois constats ont amené la Cour à conclure qu’en dépit des progrès réalisés, il fallait faire un
effort supplémentaire. Au-delà de cet effort supplémentaire à court-terme, notre rapport
souligne la nécessité d’engager dès à présent une réflexion sur le devenir des indemnisations,
et sur le futur des œuvres spoliées qui ne pourront être restituées.
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I.
D’abord, les constats.
En premier lieu, la Cour constate qu’une attention nouvelle aux spoliations antisémites en
général se manifeste depuis le milieu des années 1990, mais que la réponse publique en
France a été plus tardive s’agissant des biens culturels spoliés.
Après la période d’oubli et d’indifférence qui s’ouvre au début des années 1950, le début
des années 1990 a marqué, en France et dans le monde, la pleine prise de conscience de
l’ampleur de la persécution des Juifs, et du fait que des efforts de mémoire et de réparation
leur restaient dus.
En France, cette prise de conscience s’est traduite par le discours du Vel
d’Hiv du Président Chirac le 16 juillet 1995. Elle s’est aussi manifestée par les travaux de la
Mission présidée par Jean Mattéoli, lancés en 1997 sous le gouvernement d’Alain Juppé. Ces
travaux ont été achevés et mis en œuvre sous le gouvernement de Lionel Jospin en 1999-
2000, avec la création de Commission d’indemnisation des victimes de spoliations
intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation (CIVS) et de
la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Dans les dix ans qui ont suivi la création de la CIVS
en 2000, celle-ci a connu une activité soutenue, en examinant près de 3 000 dossiers par an.
Ces dossiers étaient, en très grande majorité, des « victimes ordinaires » de la Shoah et des
législations antisémites de Vichy.
Mais dans cette nouvelle vague d’attention et de réparation, les biens culturels n’ont tenu
qu’une place réduite
. Certes, les travaux de la Mission Mattéoli avaient mis en lumière
l’ampleur des spoliations de biens culturels dont les Juifs de France avaient été victimes. Mais
l’administration de la Culture et les Musées ont mis une décennie supplémentaire pour sortir
de l’indifférence et de l’oubli où ils avaient relégué cette question depuis les années 1950.
L’enquête de la Cour montre que ce n’est qu’au milieu des années 2000 que le ministère et
les musées ont véritablement commencé à s’organiser pour traiter ce sujet par étapes. Ils y
sont parvenus entre 2015 et 2018, soit avec plus de 15 ans de retard sur les conclusions de la
Mission Mattéoli et la mise en route de la CIVS.
Ces vingt-cinq dernières années
,
trois changements importants sont intervenus dans
l’action de réparation des pouvoirs publics en matière de biens culturels spoliés.
Le premier changement est un changement de paradigme dans les actions de réparation
conduites depuis le début des années 2000.
Jusqu’au milieu des années 2010, l’action des
pouvoirs publics avait principalement consisté à traiter les demandes d’indemnisation des
biens culturels spoliés et à restituer aux propriétaires qui en faisaient la demande, des biens
relevant de la catégorie des MNR. Au milieu de la décennie 2010, dans un contexte de vives
critiques de cette action publique, une nouvelle impulsion a été donnée, pour « activer » la
politique de réparation. Il
s’agissait désormais pour l’État et les établissements culturels
nationaux de
prendre l’initiative de recherches de provenance
sur les biens de l’inventaire dit
MNR, qui je le rappelle veut dire « Musées nationaux récupération », et qui sont encore à la
garde de l’État. En parallèle, bien entendu, l’État et les établissements culturels continuaient
de répondre aux demandes qui lui étaient adressées, directement ou via la CIVS.
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Ce changement de paradigme, qui prévaut aujourd’hui encore, a indéniablement contribué à
la hausse des restitutions observée depuis la fin des années 2010.
Le second changement est relatif à l’organisation de l’État, pour mettre en œuvre de façon
effective les actions de réparation.
En 2018 et 2019, une importante réorganisation
administrative est entrée en vigueur, qui a modifié la répartition interne à l’État du suivi du
sujet. Cette répartition a été réorientée au profit du ministère de la Culture, avec la création
en son sein d’une structure spécialisée, qui regroupe des moyens jusqu’ici dispersés : la
mission de recherches et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 –
appelée, dans le jargon propre à l’administration, la M2RS.
Le troisième changement qui est intervenu concerne l’ampleur potentielle des réparations.
L’attention des pouvoirs publics s’était en effet, et jusqu’à très récemment, concentrée sur
les MNR, à la garde de l’État depuis les années 1950 et précisément connus. Il est désormais
établi que tous n’ont pas été spoliés ; mais pour plus de 1 700 d’entre ces objets, le parcours
pendant la période 1933-1945 et les décennies suivantes demeure incomplet.
Cette prise de conscience porte l’attention sur un risque : celui de la présence de biens
culturels créés avant 1945, spoliés ou susceptibles de l’être, parmi les acquisitions réalisées
par les établissements culturels depuis 1933
. Leur nombre est inconnu, car la provenance
des collections ne fait que depuis peu, et dans de rares établissements, l’objet d’une analyse
approfondie. Elle porte également sur les biens dont les établissements culturels publics
projettent l’acquisition, dans un contexte où la lutte contre les provenances illicites de toutes
natures fait l’objet d’une attention renforcée. L’ampleur des réparations potentielles se
trouve donc significativement accrue par ces nouvelles connaissances.
Le deuxième constat établi par l’enquête concerne le cadre juridique français applicable en
matière de réparations : au terme de 25 ans d’évolution, la Cour relève qu’il s’avère
particulièrement solide.
La France dispose aujourd’hui de l’un des dispositifs de réparation des spoliations de biens
culturels les plus complets parmi les pays européens qui mettent en œuvre une telle
politique
. Les personnes spoliées et leurs ayants droit disposent de plusieurs voies judiciaires
et administratives de recours. Ces recours peuvent notamment conduire à une
indemnisation, décidée par le Premier ministre sur recommandation de la CIVS. Depuis 2007,
la France est d’ailleurs le seul pays à indemniser les victimes de spoliations antisémites
perpétrées entre 1933 et 1945.
Ces recours peuvent également mener à la restitution du bien en cause, lorsqu’il est localisé
en France dans les collections publiques ou privées ou qu’il relève de la catégorie des MNR.
Les dispositions de l’ordonnance du 21 avril 1945, sur la nullité des actes de spoliation
accomplis par l’ennemi, sont toujours en vigueur. Elles permettent de rétablir la propriété du
possesseur légitime spolié ou de ses ayants droit, sans que ni la vente subséquente à un
acheteur de bonne foi, ni la prescription puissent y faire obstacle. Ces dispositions sont sans
équivalent à l’étranger.
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Ce dispositif juridique français a été perfectionné par la loi-cadre du 22 juillet 2023.
Cette
loi aménage le principe d’inaliénabilité des collections publiques pour faciliter la sortie et la
restitution des biens spoliés qui y seraient présents. Elle élargit également la compétence de
la CIVS, pour lui permettre de prendre en compte l’ensemble du champ des spoliations de
biens culturels. Depuis cette loi, le dispositif juridique en vigueur en France est débarrassé
des incohérences qui pouvaient encore y subsister.
Troisième constat : la politique de réparation est plus effective qu’auparavant, mais le
nombre de restitutions de biens culturels spoliés demeure limité.
Pour apprécier les résultats de l’action publique de réparation, l’échelle de temps est
fondamentale
. Les réparations dont il est question portent sur des spoliations perpétrées il y
a plus de 80 ans. La première génération a disparu, la seconde génération vieillit. A cet égard,
l’action publique apparaît encore trop tardive.
Notre rapport montre une part croissante des biens culturels spoliés bon localisés dans les
indemnisations recommandées par la CIVS.
Les demandes d’indemnisation au titre des
autres formes de spoliation baissent parallèlement. L’enquête a permis d’établir que le
nombre des ayants droits indemnisés s’élargit certes au fur et à mesure du temps –
Mais que ces ayants droit appartiennent pour la plupart à la deuxième ou troisième
génération. Le lien reste donc le plus souvent étroit avec les victimes des spoliations.
Le bilan est plus contrasté s’agissant des restitutions de biens localisés
. Les plus nombreuses
à ce jour concernent les MNR, dont le périmètre est précisément connu depuis les années
1950. Au 4 juin 2024, 2 035 biens MNR demeuraient à la garde de l’État. Le nombre de leurs
restitutions a indéniablement progressé depuis les années 2010 : sur les 188 restitutions de
MNR opérées depuis la Seconde Guerre mondiale, 41 l’ont été entre 1950 et 1954, quatre
entre 1955 et 1993 et 143 depuis 1994 (dont 52 à l’initiative de l’État). La constitution de la
mission de recherches et de restitutions (M2RS) du ministère de la Culture, en 2019, a
indéniablement contribué à améliorer les recherches conduites par l’État et ses
établissements. Mais l’historique de 1 733 MNR – soit près de neuf MNR sur 10 –, est encore
lacunaire. Cela ne permet pas de déterminer s’ils ont été spoliés ou non, plus de 70 ans après
que l’État a été chargé de les garder. Le travail sur leur provenance doit donc se poursuivre et
s’amplifier, en l’état des sources et archives disponibles.
S’agissant des œuvres spoliées qui seraient entrées depuis 1933 dans les collections
publiques, leur nombre est inconnu et les restitutions demeurent peu nombreuse
. Quinze
ont été réalisées depuis les années 2010 par voie législative, trois par la voie judiciaire, aucune
à l’initiative de l’État. Le passage en revue de la provenance des collections, en vue de repérer
les situations problématiques, n’en est en France encore qu’à ses débuts. Surtout, il ne revêt
pas un caractère systématique. Jusqu’à la loi-cadre du 22 juillet 2023 et ses mesures
d’application, la procédure de sortie des collections était par ailleurs très contrainte : elle
exigeait une loi spéciale au cas par cas. Ce n’est plus le cas désormais, et nous pouvons nous
en réjouir.
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Les progrès sont indéniables. Les dernières années montrent une amplification et une
accélération des efforts. Toutefois, le bilan des réparations n’est pas satisfaisant, au regard
du nombre de biens potentiellement concernés.
II.
Ces trois constats mènent la Cour à une conclusion : en dépit des progrès réalisés, il
convient de réaliser un effort supplémentaire – et ce, de façon déterminée.
Je le disais : la seconde génération des ayant-droits va bientôt s’effacer. Une résolution
politique affirmée est nécessaire, et elle doit se traduire au plan administratif.
L’enquête a
en effet permis d’établir que le premier et le principal frein aujourd’hui est l’insuffisance des
moyens mobilisés au sein du ministère de la culture, au sein des collectivités territoriales et
au sein des institutions culturelles qui en dépendent, principalement les musées et les
bibliothèques. En d’autres termes, les efforts conduits pour mener à bien ces recherches ne
sont pas correctement proportionnés au vu des besoins.
Un redimensionnement des moyens consacrés aux recherches doit être opéré.
Il doit
mobiliser conjointement les équipes de conservation et de documentation scientifiques, et
des chercheurs spécialisés. Le contexte est favorable, avec la création récente de cursus
supérieurs spécialisés en recherche de provenance, et l’ouverture de formations des
professionnels publics déjà en fonctions. Ces évolutions sont de nature à favoriser la
constitution d’un vivier de professionnels, sensibilisés et préparés à ces questions.
En matière d’archives publiques, la levée des restrictions légales, déjà largement anticipée,
aujourd’hui un accès facilité aux fonds couvrant la période 1933-1945.
Des progrès peuvent
encore être réalisés en termes de classement, d’indexation et de numérisation des fonds
publics déjà connus, ou de fonds encore peu exploités sous l’angle des spoliations de biens
culturels.
En matière de recherche scientifique, notre rapport met en évidence un éclatement des
initiatives et une dispersion des connaissances.
Elle souligne aussi la fragilité de certains
programmes de recherche. Ces programmes sont pourtant cruciaux, faute d’impulsion
nationale. Sous l’égide des ministères de la culture et de l’enseignement supérieur, un effort
de coordination et de partage renforcé des travaux de recherche scientifique sur la question
de la provenance des œuvres apparaît indispensable.
La Cour préconise également une clarification du partage des responsabilités en matière de
recherches de provenance des biens.
Leurs rôles respectifs sont mal délimités, et cela se
traduit par un manque d’impulsion sur les actions de recherche sur les MNR. Celles-ci sont
éclatées entre le ministère, les musées nationaux et les musées territoriaux, et par des actions
de recherche sur la provenance des collections depuis 1933. Mais celles-ci dépendent du bon
vouloir des établissements.
La clarification que la Cour appelle de ses vœux devrait permettre de mieux distinguer les
rôles respectifs du ministère de la culture, des bibliothèques et musées nationaux et des
collectivités et établissements culturels territoriaux.
Pour les actions qui concernent les
MNR, le rôle prédominant de l’État doit être réaffirmé, et les musées ne doivent intervenir
qu’en appui des orientations arrêtées par le ministère de la culture. En ce qui concerne les
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biens entrés depuis 1933 dans les collections publiques, leur provenance doit être établie par
les musées gestionnaires de ces collections, qu’ils dépendent de l’Etat ou des collectivités,
avec l’appui, si nécessaire, de la mission de recherche et de restitution du ministère de la
Culture. Enfin, en ce qui concerne les projets d’acquisition sur le marché de l’art, le risque
d’achat d’un bien spolié doit conduire, lors de l’examen du projet, à des diligences ciblées.
D’autres recommandations formulées par la Cour concernent le marché de l’art.
Par
comparaison avec les acteurs publics, dont l’implication dans l’action de réparation est
perfectible mais indéniablement grandissante, le marché de l’art français apparaît encore
trop en retrait. Pourtant, c’est un acteur essentiel du sujet. Il l’est de par le rôle qu’il a joué
durant l’Occupation – rôle désormais bien documenté par la recherche historique. Il l’est aussi
de par l’exigence contemporaine croissante de sécurisation des provenances, qu’elle vise à
prévenir la mise en vente de biens spoliés ou d’autres origines illicites. Anticiper et
accompagner cette évolution sont pour le marché de l’art une exigence, non seulement au
regard de la mémoire et de la justice, mais aussi pour la sécurité, la réputation et la qualité
du marché lui-même.
Des règles existent, qui visent à maîtriser le risque de provenance problématique des biens
mis sur le marché.
Ces règles sont à caractère obligatoire ou incitatif. Mais la Cour relève,
dans son rapport, qu’elles semblent encore insuffisamment suivies en pratique.
Là où ils
existent – c’est le cas pour les maisons de ventes –, les mécanismes de régulation des
professionnels n’ont jamais été utilisés pour défaut de diligence en matière de provenance.
La Cour préconise donc une évolution de la formation des marchands d’art aux problèmes
de provenance, au stade de la formation initiale, lorsqu’elle est formalisée comme pour les
commissaires-priseurs, et pour tous dans le cadre de la formation continue.
L’enquête de la Cour insiste également sur le problème majeur qui demeure, s’agissant de
l’accès aux archives privées des marchands d’art
. Les refus et absences de réponse aux
demandes des pouvoirs publics et des chercheurs restent trop nombreux. Cela empêche de
clarifier l’historique des œuvres et c’est tout à fait anormal. La Cour recommande de faire
évoluer le cadre juridique, en créant une obligation de réponse à ces demandes, d’une part,
et en initiant un programme de recherches permettant de collecter les données et
informations sur ces sujets, d’autre part.
III.
J’en viens maintenant au dernier message majeur de cette enquête. C’est la nécessité
d’engager, dès à présent, une réflexion sur le devenir des indemnisations et sur le futur
des œuvres spoliées qui ne pourront être restituées.
Le passage en revue systématique des MNR est une condition préalable pour que le devenir
des biens issus de la Récupération artistique puisse être traité
. La Cour recommande qu’un
plan d’actions soit établi, à échéance de cinq à dix ans, pour structurer l’action du ministère
de la culture et des établissements culturels sur ces MNR. Une telle démarche a été initiée
aux Pays-Bas.
L’enquête de la Cour a permis de dégager plusieurs scénarios d’évolution de la politique de
réparation.
Ils reposent tous sur un équilibre délicat à définir – entre le souci de perpétuer la
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dimension mémorielle qui s’attache à ces œuvres, et la nécessité d’en clarifier définitivement
la place au sein des collections publiques.
S’agissant des MNR, la Cour ne privilégie pas d’option
. Mais nous relevons que, dans les
circonstances présentes, le maintien en l’état de la catégorie des MNR, moyennant quelques
aménagements, semble avoir la préférence des parties au débat. Cela apparaît
compréhensible.
S’agissant des œuvres entrées dans les collections publiques depuis 1933, et dont la
provenance est inconnue, elle s’inscrit dans un horizon de temps de moyen et long terme.
Cet horizon doit être distinct selon les établissements culturels concernés. Pour les grands
établissements nationaux et les plus grands musées territoriaux, la Cour recommande une
action spécifique, pour faire toute la lumière possible sur leur provenance, en l’état des
données disponibles. Cette action pourrait faire l’objet d’une mention dans les contrats de
ces établissements avec l’État. Pour les autres établissements, la démarche gagnerait à être
adossée au récolement décennal.
La question plus large et éminemment sensible de la fin des réparations doit enfin être
abordée.
Elle doit l’être de manière distincte, selon que l’on évoque l’indemnisation ou la
restitution. La décision sera nécessairement politique, tant elle engage la Nation toute entière
dans son devoir de mémoire et de justice. Notre rapport n’a donc pas tranché sur le sujet,
mais il a vocation à contribuer à la réflexion sur tous les scénarios envisageables.
La mise en place d’un délai de forclusion pour les indemnisations, maintes fois évoquée
depuis les années 1950, pourrait être envisagée.
Un consensus international existe, en
revanche, pour continuer à tenter d’identifier et de restituer les œuvres spoliées. La France
n’a pas de raison de s’écarter de ce consensus.
*
Voici, Mesdames et Messieurs, les principaux constats et observations que je souhaitais
partager avec vous.
L’ampleur des changements intervenus dans le domaine de la réparation
des biens spoliés depuis trente ans est considérable. Ces évolutions permettent à la France
de disposer d’un cadre juridique et institutionnel à même de procéder à la réparation des
spoliations subies. L’enjeu crucial, désormais, est pluriel : il faut dimensionner l’action
publique et ses moyens à la hauteur des enjeux ; fixer un horizon de temps rapproché pour
passer en revue les biens culturels issus de la Récupération artistique ; lever les obstacles
persistants pour conduire les recherches de provenance ; et enfin, mobiliser pleinement le
marché de l’art.
Vu l’ampleur historique et la profondeur internationale de cette thématique, la Cour a
décidé d’organiser un colloque qui lui sera consacré, le 30 septembre prochain.
Les débats
qui se tiendront en nos murs analyseront la dimension européenne et internationale de la
réparation des biens culturels spoliés, et je m’en réjouis.
Je me tiens maintenant à votre disposition, avec le Président Andréani et l’équipe qui a
instruit ce rapport, et que je remercie à nouveau, pour répondre à vos questions.