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ENTITÉS ET POLITIQUES PUBLIQUES
LA RÉPARATION
PAR LA FRANCE
DES SPOLIATIONS
DE BIENS CULTURELS
COMMISES ENTRE
1933 ET 1945
Restitutions et indemnisations
Rapport public thématique
Synthèse
Septembre 2024
2
Synthèse du Rapport public thématique de la Cour des comptes
g
AVERTISSEMENT
Cette synthèse est destinée à faciliter la lecture et l’utilisation du
rapport de la Cour des comptes.
Seul le rapport engage la Cour des comptes.
Les réponses des administrations, des organismes et des collectivités
concernés figurent en annexe du rapport
.
3
Synthèse du Rapport public thématique de la Cour des comptes
Sommaire
Introduction
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .5
1
Des spoliations de biens culturels à replacer dans le cycle
historique de la mémoire de la Shoah
7
2
Un renouveau de la politique de réparation dans les années
2000, une réponse publique encore plus tardive s’agissant
des biens culturels
9
3
Des mécanismes de réparation que l’État prend enfin
la responsabilité d’actionner spontanément
11
4
Un cadre juridique solide et récemment complété
13
5
Des restitutions en nombre croissant, mais encore limité,
et un travail sur les provenances qui reste à intensifier
15
6
Enfin encouragées, les recherches en vue de restituer
les œuvres spoliées souffrent d’un manque de moyens
que rien ne justifie
17
7
Une hausse des moyens de recherche à combiner
avec la fixation d’échéances rigoureuses
19
8
L’engagement du marché de l’art doit être plus effectif
21
9
Le devenir des indemnisations et des œuvres
qui ne pourront être restituées : une réflexion à engager
23
Recommandations. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
5
Synthèse du Rapport public thématique de la Cour des comptes
Introduction
Les spoliations de biens culturels perpétrées par les nazis et les autorités de
Vichy sont une composante des crimes commis envers les Juifs lors du second
conflit mondial . L’immense majorité des victimes de la Shoah étaient de condition
modeste, et l’on a pu légitimement craindre qu’à se focaliser sur le pillage des
œuvres d’art, le caractère général et systématique des persécutions dont les Juifs
furent victimes entre 1933 et 1945 ne soit occulté .
Cependant, trois raisons justifiaient qu’un intérêt particulier s’attache à ce sujet
et que la Cour s’en soit saisie : l’ampleur, aujourd’hui encore méconnue des
spoliations de biens culturels ; le long retard avec lequel l’État a entrepris, après le
tournant des années 1990, de restituer les biens culturels spoliés et d’indemniser
les victimes lorsque les biens avaient disparu ; le témoignage que ces biens
continuent de porter sur les crimes de la période 1933-1945, au fur et à mesure
que disparaît la génération des victimes directes de la Shoah et que vieillit celle
de leurs enfants .
À ces divers titres, l’action des administrations publiques pour les restituer à
leurs ayants droit et, à défaut, indemniser ces derniers, reste inachevée, et il était
nécessaire d’en faire ici le bilan .
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Synthèse du Rapport public thématique de la Cour des comptes
1
Des spoliations de biens culturels
à replacer dans le cycle historique
de la mémoire de la Shoah
Les spoliations de biens culturels,
perpétrées en France tant par les
autorités occupantes que par le régime
de Vichy, ont revêtu un caractère
systématique, empruntant des formes
multiples : confiscations des biens de
marchands d’art et de collectionneurs,
pillages d’appartement, saisies et
mises sous séquestre dans le cadre
notamment de « l’aryanisation »
de l’économie, vols, ventes forcées,
ventes préventives de leurs biens
par les victimes cherchant à fuir la
persécution etc .
Au sortir de la guerre, les pouvoirs
publics conduisirent un très important
effort d’indemnisation des biens
spoliés non localisés et de restitution
de ceux rapportés par les Alliés
d’Allemagne et d’Autriche dans le
cadre des opérations de « récupération
artistique » .
Cette première action de réparation
prit fin au tout début des années
1950 . Sur les 15 000 biens environ
qui ne purent être restitués, 13 000
furent vendus par les Domaines et
un peu plus de 2 100 furent inscrits
sur un inventaire spécifique en tant
que « MNR » (Musées nationaux
récupération
1
) et confiés à la garde
de l’État en vue de leur éventuelle
restitution dans un délai censé être
assez court, avant leur intégration
dans les collections nationales . Celle-ci
n’eut en pratique jamais lieu . Le début
des années 1950 a ouvert une longue
période d’indifférence et d’oubli .
Ce n’est qu’au début des années 1990
que l’on prit pleinement conscience de
l’ampleur de la persécution des Juifs
et du fait que des efforts de mémoire
et de réparation leur restaient dus .
Cette prise de conscience, largement
partagée en Europe et aux États-Unis,
se traduisit en France par le discours
du Vel d’Hiv du Président Chirac
(16 juillet 1995), et par les travaux de la
Mission Mattéoli, lancés en 1997 sous le
gouvernement d’Alain Juppé, achevés
et mis en œuvre sous celui de Lionel
Jospin en 1999-2000, avec la création
de Commission d’indemnisation des
victimes de spoliations intervenues
du fait des législations antisémites en
vigueur pendant l’Occupation (CIVS) et
de la Fondation pour la mémoire de la
Shoah .
1 Les biens culturels issus de la Récupération artistique sont classés en réalité en quinze
catégories distinctes, celle des « MNR »
stricto sensu
ne concernant que les peintures anciennes .
Par souci de simplicité et en conformité avec l’usage courant, l’emploi dans la suite du rapport
du terme « MNR », sans autre précision, recouvre l’ensemble de ces biens, toutes catégories
confondues .
9
Synthèse du Rapport public thématique de la Cour des comptes
Dans les dix ans qui suivirent la
création de la CIVS en 2000, celle-ci
devait connaître une activité soutenue,
examinant près de 3 000 dossiers
par an, en très grande majorité de
« victimes ordinaires » de la Shoah et
des législations antisémites de Vichy .
Dans cette nouvelle vague d’attention
et de réparation, les biens culturels ne
tinrent néanmoins qu’une place réduite .
Cependant, les travaux de la Mission
Mattéoli avaient mis en lumière
l’ampleur des spoliations de biens
culturels dont les Juifs de France avaient
été victimes . Sous l’effet de multiples
facteurs (évolutions historiographiques,
contentieux judiciaires, œuvres d’art
importantes retrouvées, etc .), la
réparation des spoliations de biens
culturels bénéficia d’une attention
historique et médiatique renouvelée
dans les années 1990 .
L’administration de la Culture et les
Musées mirent néanmoins une
décennie supplémentaire pour sortir de
l’indifférence et de l’oubli où ils avaient
relégué cette question depuis les
années 1950 . Ce n’est qu’au milieu des
années 2000 qu’ils commencèrent, par
étapes, à s’organiser pour la traiter ; ils
y parvinrent véritablement entre 2015
et 2018, soit avec plus de 15 ans de
retard sur les conclusions de la Mission
Mattéoli et la mise en route de la CIVS .
Un renouveau de la politique
de réparation dans les années
2000, une réponse publique
encore plus tardive s’agissant
des biens culturels
2
11
Synthèse du Rapport public thématique de la Cour des comptes
Jusqu’au milieu des années 2010,
l’action des pouvoirs publics avait
principalement consisté à traiter les
demandes d’indemnisation des
biens culturels spoliés et à restituer
aux propriétaires qui en faisaient la
demande, des biens relevant de la
catégorie des MNR .
Au milieu de la décennie, dans un
contexte de vives critiques de l’action
publique, une nouvelle impulsion fut
donnée, pour « activer » la politique de
réparation .
Il s’agissait désormais pour l’État et les
établissements culturels nationaux de
prendre l’initiative de recherches de
provenance sur les MNR encore à la
garde de l’État .
Ce changement de paradigme, qui
prévaut aujourd’hui encore, contribue
à une hausse des restitutions . En
parallèle, la question des biens culturels
spoliés occupe une part grandissante
de l’activité de la CIVS .
En 2018 et 2019, une importante
réorganisation administrative est entrée
en vigueur, qui a modifié la répartition
interne à l’État du suivi du sujet, au
profit du ministère de la culture, et créé
en son sein une structure spécialisée,
regroupant les moyens jusqu’ici
dispersés : la mission de recherches
et de restitution des biens culturels
spoliés entre 1933 et 1945 (M2RS) .
L’attention des pouvoirs publics
dépasse le seul champ des MNR
pour englober désormais le risque de
présence de biens culturels spoliés,
ou susceptibles de l’être, parmi
les acquisitions réalisées par les
établissements culturels depuis 1933 .
L’ampleur des réparations potentielles
s’en trouve accrue .
Des mécanismes de réparation que
l’État prend enfin la responsabilité
d’actionner spontanément
3
13
Synthèse du Rapport public thématique de la Cour des comptes
La France dispose aujourd’hui de
l’un des dispositifs de réparation des
spoliations de biens culturels les plus
complets parmi les pays européens qui
mettent en œuvre une telle politique
(Allemagne, Autriche, Pays-Bas,
Suisse, Royaume-Uni) . Les personnes
spoliées et leurs ayants droit disposent
de plusieurs voies judiciaires et
administratives de recours . Elles
peuvent conduire à une indemnisation
décidée par le Premier ministre sur
recommandation de la CIVS ou à la
restitution du bien en cause lorsqu’il
est localisé en France dans les
collections publiques ou privées ou
qu’il relève de la catégorie des MNR .
Il faut relever que la France est, depuis
2007, le seul pays qui indemnise
encore les victimes de spoliations, et
que les dispositions de l’ordonnance
du 21 avril 1945 sur la nullité des actes
de spoliation accomplis par l’ennemi
permettent de rétablir la propriété
du possesseur légitime spolié ou de
ses ayants droit, sans que ni la vente
subséquente à un acheteur de bonne
foi, ni la prescription puissent y faire
obstacle . Ces dispositions sont sans
équivalent à l’étranger .
En matière de restitution des biens
spoliés présents, en France, dans les
collections publiques ou privées, le
texte de base est l’ordonnance du
21 avril 1945 . Toujours en vigueur, elle
permet de faire constater par le juge
la nullité des transferts de propriété
à caractère de spoliation sans
limitation de durée . La loi-cadre du
22 juillet 2023 relative à la restitution
des biens culturels ayant fait l’objet
de spoliations dans le contexte des
persécutions antisémites perpétrées
entre 1933 et 1945 a perfectionné
ce dispositif et a remédié aux
incohérences qui pouvaient subsister
encore .
Les MNR peuvent quant à eux être
restitués à tout moment, sur simple
décision du Premier ministre .
Un cadre juridique solide
et récemment complété
4
15
Synthèse du Rapport public thématique de la Cour des comptes
L’analyse des indemnisations accordées
aux victimes et à leurs ayants droit
montre une part croissante des biens
culturels dans les indemnisations
recommandées par la CIVS, les
demandes d’indemnisation au titre des
autres formes de spoliation baissant
parallèlement . Si le nombre des ayants
droit indemnisés s’élargit au fur et à
mesure du temps, ils appartiennent
pour la plupart à la première ou
deuxième génération . Le lien reste donc
le plus souvent étroit avec les victimes
des spoliations .
Le bilan est plus contrasté s’agissant
des restitutions . Les plus nombreuses
concernent les MNR, dont le périmètre
est précisément connu . Au 4 juin 2024,
2 035 biens MNR demeuraient à la
garde de l’État . Le nombre de leurs
restitutions a progressé depuis les
années 2010 : sur les 188 restitutions
de MNR opérées depuis la Seconde
Guerre mondiale, 41 l’ont été entre
1950 et 1954, quatre entre 1955 et
1993 et 143 depuis 1994, dont 52 à
l’initiative de l’État . La constitution de la
mission de recherches et de restitutions
(M2RS) a indéniablement contribué à
améliorer les recherches conduites par
l’État et ses établissements . Le nombre
de biens assurément ou probablement
spoliés non encore restitués s’établit
à 150 et l’historique de 1 733 MNR
(soit près de neuf MNR sur 10) est
encore lacunaire . Les recherches
ont également permis d’établir que
152 MNR n’étaient pas spoliés de façon
certaine ou probable .
Les restitutions d’œuvres spoliées
qui seraient entrées depuis 1933
dans les collections publiques, dont
le nombre est inconnu, demeurent
peu nombreuses – 15 ont été réalisées
depuis les années 2010 par voie
législative, trois par la voie judiciaire,
toutes à la demande des ayants droit –,
le passage en revue de la provenance
des collections en vue de repérer les
situations problématiques n’en étant
qu’à ses débuts et ne revêtant pas
encore un caractère systématique .
Jusqu’à la loi-cadre du 22 juillet 2023
et à ses mesures d’application, la
procédure de sortie des collections
était par ailleurs très contrainte
puisqu’exigeant une loi spéciale au cas
par cas .
Des restitutions en nombre
croissant, mais encore limité,
et un travail sur les provenances
qui reste à intensifier
5
17
Synthèse du Rapport public thématique de la Cour des comptes
La baisse du nombre des dossiers
d’indemnisation (près de 30 000 dans
la décennie 1999-2009 qui a suivi la
création de la CIVS, 3 500 dans les
dix années suivantes), le caractère
emblématique d’un oubli coupable
qu’ont revêtu plusieurs affaires récentes
de biens spoliés, la préoccupation
croissante portée par les institutions
culturelles à la provenance de leurs
collections, convergent pour accorder
aux restitutions une attention accrue .
La modification du nom de la CIVS
devenue, à la suite de la loi du 22 juillet
2023 et de son décret d’application
du 5 janvier 2024, commission pour la
restitution des biens et l’indemnisation
des victimes de spoliations antisémites,
l’atteste .
En dépit de cette priorité, et d’un
contexte général plus favorable
aux recherches de provenance
indispensables aux restitutions,
plusieurs facteurs contribuent à
freiner l’action des pouvoirs publics .
Le premier et le principal est
l’insuffisance des moyens redéployés
au sein du ministère de la culture et
des institutions qui en dépendent,
principalement les musées, pour
mener à bien ces recherches, alors
même que les spoliations bénéficient
d’une attention publique et politique
accrue . La mission de recherches
n’a, de sa création en 2018 jusqu’en
2023, bénéficié que de la réunion de
six personnels auparavant dispersés
entre trois structures, et ses moyens
restent notoirement inférieurs à ses
missions .
Parmi les grands musées nationaux,
seuls quelques-uns (le Louvre, Orsay)
ont recruté des chercheurs spécialisés
en recherche de provenance, et ce très
récemment et en faible nombre en
comparaison des grands musées des
pays étrangers étudiés par la Cour .
Les musées territoriaux, quant à eux,
peinent dans l’ensemble à assumer la
totalité de leurs actions scientifiques
avec les moyens dont ils disposent et
ne peuvent, pour leur quasi-totalité,
affecter des moyens spécialisés à cette
mission .
La question de savoir comment l’effort
de recherche sur la provenance des
collections doit être partagé entre les
chercheurs spécialisés et les équipes
de conservation et de documentation
scientifiques - dont c’est l’une des
missions - n’est pas tranchée et reçoit
des réponses inégales .
6
Enfin encouragées, les recherches
en vue de restituer les œuvres
spoliées souffrent d’un manque
de moyens que rien ne justifie
19
Synthèse du Rapport public thématique de la Cour des comptes
Un redimensionnement des moyens
est indispensable pour amplifier les
recherches de provenance nécessaires,
qui vont au-delà des seuls enjeux liés
aux spoliations commises entre 1933
et 1945, pour s’étendre à tous les cas
de provenances illicites .
Ce retard à mettre en place les moyens
nécessaires est d’autant plus regrettable
que se manifeste une sensibilité plus
ouverte des conservateurs aux questions
de provenance . Les musées y prêtent
une attention accrue, mais qui reste
à intensifier, dans les procédures
d’acquisition . La création de cursus
supérieurs spécialisés en recherche
de provenance, et de formations des
professionnels publics déjà en fonctions,
sont des évolutions bienvenues à cet
égard .
En matière d’archives, la levée des
restrictions légales, déjà largement
anticipée par l’octroi fréquente de
dérogations, permet un accès facilité
aux fonds couvrant la période 1933-
1945 . Des progrès peuvent encore
être réalisés en termes de classement,
d’indexation et de numérisation des
fonds déjà connus ou de fonds encore
peu exploités sous l’angle des spoliations
de biens culturels, ainsi que le recours
à l’intelligence artificielle . Un effort de
coordination et de partage renforcé des
travaux de recherche scientifique sur la
question apparaît en outre indispensable .
Les initiatives sont aujourd’hui éclatées,
les connaissances acquises dispersées,
certains programmes de recherche
fragilisés, faute que soit donnée une
impulsion suffisante en la matière par les
pouvoirs publics .
L’action de réparation des spoliations de
biens culturels souffre par ailleurs encore
d’un partage des responsabilités qui
reste à clarifier entre les administrations
concernées . Cette clarification devrait
permettre de mieux distinguer les rôles
respectifs du ministère de la culture,
des bibliothèques et musées nationaux
et des collectivités et établissements
culturels territoriaux, selon que les
actions concernent les MNR, les biens
entrés depuis 1933 dans les collections
publiques et les projets d’acquisition sur
le marché de l’art .
Enfin, la Cour recommande de mieux
organiser dans le temps les efforts des
pouvoirs publics . La fixation d’échéances
temporelles, pour le passage en
revue des œuvres les plus sensibles,
permettrait de mieux organiser l’action
publique et d’évaluer à intervalles
réguliers les résultats obtenus . L’urgence
première concerne les MNR, pour
lesquels la Cour préconise d’élaborer un
plan d’action destiné à procéder à leur
revue systématique dans un délai qui ne
saurait excéder de cinq à 10 ans .
Une hausse des moyens
de recherche à combiner
avec la fixation d’échéances
rigoureuses
7
21
Synthèse du Rapport public thématique de la Cour des comptes
Depuis la fin des années 1990, les
objectifs des pouvoirs publics en matière
de réparation des spoliations de biens
culturels ont été élargis . Bien que leur
action soit encore freinée par l’inadéquation
des moyens de recherche, l’implication
des administrations centrales et des
établissements culturels a progressé . En
comparaison, le marché de l’art apparaît
encore trop en retrait, alors qu’il est un
acteur essentiel du sujet .
Le marché de l’art français ne souffre pas,
à cet égard, d’un contraste défavorable
avec les autres grands marchés, en
Europe ou aux États-Unis ; mais s’arrêter
à un tel constat serait, de la part des
professionnels comme des pouvoirs
publics, complaisant et à courte vue . La
sécurisation des provenances, qu’elle
vise à prévenir la mise en vente de biens
spoliés ou d’autres origines illicites,
devient de plus en plus essentielle
à la réputation et à l’attractivité des
différents marchés et cette tendance va
s’accentuer . Anticiper et accompagner
cette évolution apparaît indispensable,
non seulement au regard de la mémoire
et de la justice, mais aussi pour la sécurité
et la qualité du marché lui-même .
De fait, la provenance des biens est, pour
les professionnels du marché de l’art, un
enjeu commercial et réputationnel qui
ne cesse de croître en importance . Des
règles existent, qui visent à maîtriser le
risque de provenance problématique
des biens mis sur le marché, règles à
caractère obligatoire ou incitatif, mais
elles semblent encore insuffisamment
suivies en pratique .
Des affaires récentes illustrent ainsi
des situations où des transactions
ont été effectuées, y compris avec
des acheteurs publics, sans que les
professionnels aient satisfait à leurs
obligations de réaliser les diligences
nécessaires pour s’assurer de la
provenance licite de l’objet . Là où ils
existent – c’est le cas pour les maisons
de ventes – les mécanismes de
régulation de la profession n’ont jamais
été utilisés pour défaut de diligence en
matière de provenance .
Le fait est qu’il est difficile de toujours
réaliser des diligences raisonnables,
c’est-à-dire proportionnées à la valeur
du bien et au risque qu’il présente, au
regard du volume de biens échangés
et des informations disponibles . Cela
ne justifie pas des négligences encore
constatées sur le marché de l’art, en
France et à l’étranger . Trop d’acteurs
semblent encore insuffisamment
responsabilisés en la matière .
L’engagement du marché
de l’art doit être plus effectif
8
22
Synthèse du Rapport public thématique de la Cour des comptes
L’engagement du marché de l’art doit être
plus effectif
Leur formation aux problèmes
de provenance est par ailleurs très
réduite et leur connaissance des
recommandations déontologiques
formulées à leur endroit est encore
insuffisante, comme la Cour a pu le
constater en relevant la médiocre
diffusion auprès des professionnels
des recommandations du Conseil
des maisons de ventes en matière de
spoliations .
Enfin, un problème majeur demeure
s’agissant de l’accès aux archives
privées susceptibles d’éclairer le
parcours des œuvres qui présentent
un risque de spoliation . Les refus et
absences de réponse aux demandes
des pouvoirs publics et des chercheurs
restent trop nombreux et doivent
pouvoir être surmontés .
23
Synthèse du Rapport public thématique de la Cour des comptes
Le devenir des indemnisations
et des œuvres qui ne pourront
être restituées : une réflexion
à engager
Le passage en revue systématique des
MNR est une condition préalable pour
que, l’obligation de moyens incombant
à l’État étant remplie, le devenir des
biens issus de la Récupération artistique
puisse être traité . La Cour identifie dans
cette perspective plusieurs scénarios
d’évolution, qui reposent sur un
équilibre délicat à définir entre le souci
de perpétuer la dimension mémorielle
qui s’attache à ces œuvres, et la
nécessité d’en clarifier définitivement la
place au sein des collections publiques .
Sans privilégier d’option, la Cour relève
que, dans les circonstances présentes,
le maintien en l’état de cette catégorie,
moyennant quelques aménagements,
semble, de façon compréhensible, avoir
la préférence des parties au débat .
L’examen des œuvres entrées dans
les collections publiques depuis 1933
s’inscrit dans un horizon de temps de
moyen et long terme, distinct selon les
établissements culturels concernés .
Pour les grands établissements
nationaux et les plus grands musées
territoriaux, une action spécifique
s’impose, afin de faire toute la lumière
possible, en l’état des données
disponibles ; elle pourrait faire l’objet
d’une mention dans leurs contrats avec
l’État . Pour les autres établissements,
la démarche gagnerait à être adossée
au récolement décennal .
La question de la fin des réparations
doit enfin être abordée distinctement
selon que l’on évoque l’indemnisation
ou la restitution . Les demandes
d’indemnisation sont de moins en
moins nombreuses avec le passage du
temps . Maintes fois évoquée depuis
les années 1950, la mise en place
d’un délai de forclusion pourrait être
envisagée . Un consensus international
existe, cependant, pour continuer à
tenter d’identifier et de restituer les
œuvres spoliées, consensus dont la
France n’a pas de raison de s’écarter .
Au terme de cette enquête, la Cour
souligne l’ampleur des changements
intervenus depuis trente ans, qui
permettent à la France de disposer
d’un cadre juridique et institutionnel
à même de procéder à la réparation
des spoliations subies . L’enjeu
désormais est de dimensionner l’action
publique et ses moyens à la hauteur
des enjeux, de se fixer un horizon
de temps rapproché pour passer en
revue les biens culturels issus de la
Récupération artistique, de lever les
obstacles persistants pour conduire
les recherches de provenance et de
mobiliser pleinement le marché de
l’art .
9
24
Synthèse du Rapport public thématique de la Cour des comptes
Le devenir des indemnisations et des œuvres
qui ne pourront être restituées : une réflexion
à engager
Données principales
l
Selon des données partielles, une centaine de milliers de biens culturels
(peintures, sculptures, objets d’art, ouvrages d’art et archives, etc .) pourraient
avoir été spoliés, en France, durant la guerre, principalement aux dépens de
victimes juives présentes sur le territoire, notamment celles qui y avaient
trouvé refuge dès 1933 . La spoliation de grandes collections représente une
part importante de ce total . Au sein des spoliations de tous ordres dont furent
victimes les Juifs, les biens culturels ne représentent qu’une faible part .
l
Dans le cadre des opérations dites de « récupération artistique » conduites au
sortir de la Seconde Guerre mondiale, environ 60 000 biens culturels furent
rapportés en France d’Allemagne et, dans une moindre mesure, d’Autriche et de
Tchécoslovaquie . Environ 45 000 furent restitués aux propriétaires auxquels ils
avaient été soustraits . Parmi les 15 000 biens restants, les commissions de choix
sélectionnèrent en 1949 environ 2 100 biens confiés à la garde de l’État sous
le statut de « MNR » (Musées nationaux récupération), auxquels s’ajoutèrent
dans les années 1990, après la réunification de l’Allemagne, 100 biens
supplémentaires . Ces commissions de choix sélectionnèrent par ailleurs environ
15 500 ouvrages déposés dans les fonds des bibliothèques françaises .
l
Au 1
er
juin 2024, 2 035 MNR étaient encore confiés à la garde de l’État .
Parmi ceux-ci, les recherches ont montré que 80 étaient assurément spoliés,
70 probablement spoliés, 100 assurément non spoliés, 52 probablement non
spoliés . 1 733 ont un historique encore lacunaire .
l
172 MNR ont été restitués depuis 1950, dont 41 entre 1950 et 1954, quatre
entre 1955 et 1993 et 129 depuis 1994 . S’y ajoutent 14 œuvres ramenées
d’Allemagne et restituées avant d’avoir été inventoriées comme MNR ou
confiées à la garde du Musée d’art et histoire du judaïsme . Soit un total de
188 œuvres MNR et équivalent, restituées depuis 1950 .
l
En outre, depuis 2010, six œuvres des collections publiques spoliées pendant
la période de 1933 à 1945 ont été retirées des collections publiques pour être
restituées (trois par décision judiciaire et trois par intervention législative) .
12 œuvres de la collection d’Armand Dorville ont par ailleurs été remises à
ses ayants droit par voie législative . Contrairement aux « MNR », qui forment
une catégorie historique bien définie, les biens culturels présents dans les
collections susceptibles d’avoir été spoliés peuvent avoir été acquis après la
Seconde Guerre mondiale .
l
En matière d’indemnisation, la CIVS a, entre 1999 - date de sa création - et
2009, examiné 26 600 demandes de réparation, tous biens confondus (biens
matériels, biens culturels, avoirs bancaires) dont 3 800 dossiers comprenant des
biens culturels . Entre 2009 et 2019, elle en a examiné 3 300 dont 560 dossiers
comprenant des biens culturels, puis 297 entre 2019 et 2022, dont 53 dossiers
comprenant des biens culturels .
25
Synthèse du Rapport public thématique de la Cour des comptes
l
La CIVS a recommandé, pour l’ensemble des catégories de biens spoliés, un
montant cumulé d’indemnisations atteignant 593 M€ . Le montant moyen des
indemnisations, tous biens compris, s’élève à 16 600 € pour la période 1999-2017
et 55 100 € pour la période 2018-2023 .
l
Il n’est pas possible de connaître le montant exact des indemnisations relatives
à des biens culturels spoliés mais on peut estimer que celles-ci s’élèvent à
environ 58 M€ .
l
La problématique des spoliations de biens culturels concerne l’ensemble
des équipes de conservation scientifique des établissements culturels . Les
moyens spécialisés sur les questions de recherches de provenance sont en
revanche plus limités . La M2RS, qui a été créée à moyens humains constants,
compte six agents et dispose d’une enveloppe budgétaire annuelle de
220 000 euros en 2024 lui permettant de mobiliser ponctuellement des
chercheurs de provenance indépendants . Une enveloppe complémentaire a
été confiée au service des musées de France (SMF) en 2023 (100 000 euros)
et renouvelée en 2024 (200 000 euros) afin de soutenir le financement
d’actions de recherche dans les musées de France territoriaux .
La CIVS, dont 40 % de l’activité est consacrée au traitement des demandes
de réparation des biens culturels, compte 17 agents permanents (tous agents
compris) et son budget de fonctionnement annuel était de 6,7 M€ en 2022 . Seuls
quelques grands musées nationaux se sont récemment dotés de personnels
affectés à cette tâche (le Louvre, cinq agents et Orsay, un agent) .
Le devenir des indemnisations et des œuvres
qui ne pourront être restituées : une réflexion
à engager
27
Synthèse du Rapport public thématique de la Cour des comptes
1.
 Publier par étapes, en commençant
par les plus significatives et les plus
récentes, les recommandations de
la Commission pour la restitution
des biens et l’indemnisation des
victimes de spoliations antisémites
(secrétariat général du Gouvernement,
Commission pour la restitution des
biens et l’indemnisation des victimes
de spoliations antisémites)
2.
 Renforcer par redéploiement les
effectifs et les moyens d’intervention
de la Mission de recherche et de
restitution des biens culturels spoliés
entre 1933 et 1945
(ministère de la
culture)
3.
Renforcer le soutien à la recherche
scientifique portant sur les spoliations
de biens culturels, sur le fondement
d’orientations stratégiques arrêtées
par le ministère de la culture, en
mobilisant à cette fin l’Institut
national d’histoire de l’art, en lien avec
les autres opérateurs de recherche
(Centre national de la recherche
scientifique notamment)
(ministère de
la culture, ministère de l’enseignement
supérieur et de la recherche)
4.
Initier un programme de recherches
sur les archives privées des marchands
d’art
(ministère de la culture, ministère
de l’enseignement supérieur et de la
recherche)
5.
Créer dans la loi une obligation
légale de réponse des acteurs privés
du marché de l’art aux demandes
d’information des agents publics en
charge d’une recherche de provenance
(secrétariat général du Gouvernement,
ministère de la culture)
6.
Saisir le Conseil des ventes en cas
de difficultés dans l’obtention des
éléments relatifs à la provenance
des biens susceptibles de faire l’objet
d’une acquisition publique
(ministère
de la culture)
7.
Élaborer un plan d’action spécifique
aux œuvres classées dans la catégorie
« musées nationaux récupération »
et biens assimilés, avec comme
objectif un passage en revue exhaustif
des objets et œuvres sous dix ans
(ministère de la culture)
8.
Inscrire dans les contrats d’objectifs
et de performance des musées
nationaux la réalisation, dans un délai
à définir, d’un examen de la provenance
des acquisitions réalisées depuis 1933 .
S’agissant des musées territoriaux,
adosser cette démarche au récolement
décennal
(ministère de la culture)
9.
Formaliser le statut juridique
des biens issus de la Récupération
artistique, précisant les conditions
et modalités de leur garde et de leur
présentation par l’État, les musées
nationaux et musées dépositaires
(secrétariat général du Gouvernement,
ministère de la culture)
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