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Le 23 juillet 2021
Le Premier président
à
Madame Frédérique Vidal
Ministre de
l’enseignement supérieur,
de
la recherche et de l’innovation
Réf. : S2021-1357
Objet
: La politique documentaire et les bibliothèques universitaires dans la société de
l’information
En application des dispositions de l’article L.
111-13 du code des juridictions
financières, et à la suite de ses publications sur les bibliothèques universitaires en 2006
1
et
sur les infrastructures numériques pour l’enseignement supérieur
et la recherche en 2020
2
, la
Cour a mené pour la période 2018-2020 une enquête à portée évaluative sur la politique
documentaire et les bibliothèques universitaires dans la société de l’i
nformation.
Les conclusions de cette enquête mettent
en lumière l’importance croissante de
l’écosystème de l’information et de l
a documentation scientifiques et du rôle des bibliothèques
universitaires dans les performances de
l’enseignement supérieur et de
la recherche (ESR).
Cet enjeu stratégique est insuffisamment pris en compte par les politiques publiques.
L’effort
de rattrapage important entrepris depuis vingt ans demeure insuffisant au regard des défis
actuels.
Aussi, à l
’issue de cette enquête, la Cour m’a demandé, en application des dispositions
de l’article R.
143-11 du même code, d
appeler votre attention sur les observations et
recommandations suivantes.
1
Cour des comptes, « Les bibliothèques universitaires »,
Rapport public annuel 2005,
février 2006, disponible sur
www.ccomptes.fr
2
Cour des comptes, «
Les infrastructures numériques de l’enseignement supérieur et de la recherche
: une
consolidation nécessaire »,
Rapport public annuel 2020
, février 2020, disponible sur
www.ccomptes.fr
Cour des comptes
Référé S2021-1357
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1. LE
DOMAINE
DE
L’INFORMATION
ET
DE
LA
DOCUMENTATION
SCIENTIFIQUES DOIT FAIRE L’OBJET D’UNE STRATÉGIE NATIONALE
PRIORITAIRE
Sous l’effet combiné de l’internationalisation de la science et de la révolution
numérique,
l’information et
la documentation scientifiques se sont métamorphosées en
l’espace de quelques décennies
.
L’avènement de la science ouverte, l’importance prise par la
gestion des données scientifiques
, le passage d’une logique de production éditoriale et de
politique de collections à une logique d’a
ccès en continu,
le développement d’infrastructures
complexes et de normes internationales de catalogage
, de communication et d’accessibilité
,
tels sont les multiples défis que doivent relever les communautés scientifiques et les
institutions spécialisées dans ce domaine.
À
l’initiative des pouvoirs publics
et des acteurs de l’
ESR, de nombreux outils
mutualisés ont été développés comme les archives ouvertes, les licences nationales, les
bases de connaissance partagées. Des concepts innovants ont
inspiré l’
évolution des
bibliothèques et traduit
l’effort entrepris pour mettre
au bon niveau technique le système
français de
l’information et de
la documentation scientifiques. Pour autant, les progrès sont
encore insuffisants au regard des standards et pratiques développés dans les pays les plus
avancés sur ce point, notamment les États-Unis ou le Royaume-Uni.
Au cours des deux dernières décennies, plusieurs
initiatives en matière d’information
et de documentation scientifiques ont
permis d’insérer l’écosystème fr
ançais dans celui de la
société de l’information
mondiale. Néanmoins,
faute de s’inscrire dans une stratégie nationale
cohérente et partagée, leur multiplication a débouché sur un empilement de dispositifs,
d’institutions et d’outils d’une complexité telle qu’
ils sont devenus illisibles pour les utilisateurs
et impossibles à piloter par les pouvoirs publics. À cette accumulation
d’instruments
correspond celle des politiques publiques
: la Cour a recensé pas moins d’une trentaine de
politiques à vocation nationale entre lesquelles se dispersent les efforts et les moyens, sans
aucune vue d’ensemble permettant d’
en assurer la cohérence
, l’efficacité et la performance
globales autour d
objectifs clairs et assumés.
De fait, l
a problématique de la documentation et de l’information scientifique trouve
difficilement sa place au sein du
ministère en charge de l’ESR
. Le
département de l’information
scientifique et technique et du réseau documentaire (DISTRD)
3
a vu ses
moyens d’action
se
réduire au fil des ans. Le Comité pour la Science Ouverte
4
, le
Comité d’Orientation du
numérique ou le Comité stratégique de la transition bibliographique
5
, peinent à faire prévaloir
des priorités et à coordonner toutes les dimensions du sujet. Une telle situation ne permet pas
de mesurer la totalité de l’effort budgétaire et d’en assurer le suivi,
encore moins de le rapporter
aux besoins et
d’en évaluer l’efficacité
, faute de données statistiques et comptables
consolidées et fiables.
Au-delà de la feuille de route sur les infrastructures de recherche, une stratégie
d’ensemble élaborée en concertation avec tous les acteurs concernés s’impose. L’information
et la documentation scientifiques constituent
en effet aujourd’hui
un levier fondamental du
niveau de visibilité de la production scientifique nationale
et de qualité de l’enseignement
supérieur.
3
Service c
ommun à la direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle et à la
direction générale de la recherche et de l’innovation.
4
Ouvrir la Science - Le comité pour la science ouverte
5
Comité stratégique de la transition bibliographique
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2.
LES DIFFÉRENTES ACTIONS PARTICIPANT DE
L’ÉVOLUTION DU DOMAINE
DE L’INFORMATION ET DE LA DOCUMENTATION SCIENTIFIQUES NE SONT
PAS ASSEZ COORDONNÉES
Le développement exponentiel de
l’information et de
la documentation scientifiques
requiert un déploiement concomitant
des moyens permettant d’en
assurer le traitement sur
l’ensemble de la chaîne d’opérations qui va de
la production éditoriale à la diffusion, en passant
par le référencement et la conservation. Les nombreux acteurs concernés ont engagé des
actions de mutualisation dont les résultats, incontestablement positifs, demandent encore à
être renforcés.
La « feuille de route de la stratégie nationale des infrastructures de recherche »
reconnaî
t l’information scientifique et technique comme un domaine à part entière
, doté
d’infrastructures indispensables à la pratique scientifique
. La Cour a constaté, dans ses
travaux antérieurs,
qu’en dépit d’
efforts de mutualisation, les infrastructures et équipements
propres aux établissements, voire aux laboratoires, demeuraient nombreux et dispersés. Les
efforts de modernisation restent inégaux et emportent des risques sur la conservation pérenne
de certaines données. L
e partage généralisé de l’information et de la documentation
scientifiques
n’
est pas encore la règle pour tous les acteurs. À
titre d’exemple,
la montée en
puissance du dispositif « archive nationale ouverte
HAL
» n’est pas achevée
: non seulement
l’
éventuel élargissement de ses fonctionnalités fait encore débat, mais il
n’est pas c
onsidéré
par tous les chercheurs comme l’outil obligé de dépôt de leurs publications
.
Afin de faciliter
l’accès à la documentation électronique fournie par les éditeurs privés
,
notamment pour les établissements financièrement moins dotés, les pouvoirs publics ont
soutenu
l’action du consortium Couperin
6
. Celui-ci est chargé de négocier des licences
nationales au bénéfice de
l’a
gence bibliographique de l'enseignement supérieur (Abes). De
façon complémentaire, l
’initiative
d’excellence
l’information
scientifique et technique
d’excellence (
ISTEX) a pour objet
d’
archiver et de mettre à disposition
de l’ensemble des
acteurs de l’ESR
les collections bibliographiques acquises depuis 2013, notamment à travers
la plateforme
d’archivage national de l’informat
ion scientifique et technique (PANIST). Pour
autant, cet effort de mutualisation
n’atteint
pas encore son but : quelques groupements de
commande agissent encore de façon séparée.
De même, la normalisation du catalogage selon les standards internationaux bute
encore sur le fait que la France ne participe pas à sa gouvernance et
n’est
donc pas en mesure
de peser sur les choix du consortium international
ORCID qui s’occupe de la normalisation
des identifiants. D
es zones d’ombre demeurent
enfin en ce qui concerne
l’alignement des
référentiels de personnes, de structures, de publications et de données dont le pilotage doit
incomber à
l’
Abes et à la Bibliothèque nationale de France (BnF).
La trop grande diversité des formats d
’enregistrement des productions des chercheurs,
des laboratoires ou des établissements nuit à la visibilité de la production scientifique nationale
dans les bases de données européennes et mondiales.
La création d’une base nationale
contenant l’ensemble de la production scientifique française demeure
donc un objectif
impérieux, sur lequel
il convient d’amplifier l’effort en y associant l’ensemble des
établissements de
l’
ESR.
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Consortium Couperin
- Consortium unifié des établissements universitaires et de recherche pour l'accès aux
publications numériques
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L
’interdépendance
des enjeux
et la nécessité d’assurer la cohérence des évolutions
en
cours
conduit donc la Cour à recommander la création d’un opérateur de l’État en charge de
coordonner
la politique nationale d’information et de documentation
scientifiques. Celui-ci
devrait, en particulier, veiller au développement pertinent des infrastructures et outils partagés
permettant
le recueil, l’
« éditorialisation », la conservation et la diffusion des données.
3. LES BIBIOTHÈQUES UNIVERSITAIRES SONT SOUVENT ENCORE LOIN
D’OFFRIR DES SERVICE
S AUX MEILLEURS STANDARDS INTERNATIONAUX
M
algré un effort d’investissement et de réorganisation qui a sensiblement amélioré la
qualité du service rendu par les bibliothèques universitaires, toutes les
universités n’o
nt pas
encore les moyens d’offrir à leurs
publics des services documentaires aux meilleurs standards
internationaux pour gérer, archiver, diffuser, mettre en valeur des informations qui ne se
limitent plus aux seules données bibliographiques. Plusieurs facteurs font obstacle à
l’
amélioration des performances de ces services.
Les bibliothèques universitaires manquent de personnels disposant des compétences
requises
par l’état de l’art caractérisant l
es systèmes actuels
de l’information et de la
documentation scientifiques. Le déficit de profils scientifiques spécialisés, aptes à dialoguer
avec des enseignants-chercheurs, conduit à recommander une élévation du niveau de
formation des conservateurs de bibliothèque qui devrait être porté au niveau du master et leur
ouvrir les portes du doctorat,
à l’égal de leurs homologues étrangers
. Il conviendrait également
de développer des filières de formation spécialisées dans les domaines des systèmes
d’information
et de la science des données appliqués à
l’information
et à la documentation
scientifiques ouvertes
. L’accueil des
étudiants ou des chercheurs qui souhaitent travailler en
bibliothèque
passe également par un regain d’attention
portée à la situation des agents
techniques des bibliothèques, à leur sous-effectif, à leur manque de formation et à leur statut
de plus en plus précaire.
Si la logique de l’accès à l’information
est désormais privilégiée, la dimension
patrimoniale de la préservation des données ne doit pas être négligée. La mission d'assurer
la conservation à long terme des connaissances ne peut pas être laissée au seul archivage
électronique et aux éditeurs privés. Ce constat a conduit b
eaucoup d’universités
, parmi les
plus réputées du monde, à poursuivre une politique volontariste de conservation de leurs
collections imprimées.
L’effort d’investissement
dans la protection du patrimoine écrit apparaît
comme le parent pauvre des politiques publiques en matière documentaire et constitue une
zone de risque.
Certes,
le lancement de l’initiative Coll
EX-Persée
8
signale une prise de conscience du
problème. Cependant, le remplacement de financements pérennes par des financements
uniquement sur appels à projets va
à l’encontre de la nécessaire inscription dans la durée des
actions patrimoniales. Enfin, la
constitution d’une
collection nationale, somme des collections
de l’ESR, de la BnF et des bibliothèques et archives intéressant la recherche, n’est pas encore
effective
, faute d’une rétroconversion intégrale des collections détenues dans les bibliothèques
universitaires, de leur signalement et de leur localisation.
L
es efforts accomplis ces dernières années n’ont pas encore permis de faire des
bibliothèques universitaires des centres de service répondant pleinement aux besoins des
étudiants pour qui elles sont, à bien des égards, un facteur déterminant
d’égalité des chances
et de réussite de leur cursus.
Trop d’étudiants débutent et poursuivent leurs études
sans avoir
appris
les rudiments de la recherche documentaire et du traitement de l’information
à laquelle
ils ont accès. Or, c
es formations et plus largement la maîtrise de l’information sont
significativement corrélées avec la réussite des étudiants. Certes, de nombreuses
bibliothèques ont développé, en liaison avec les équipes pédagogiques, des offres de
formation et d’auto formation de qualité,
mais elles demeurent le plus souvent optionnelles
avec de grandes différences d’une université à l’autre et d’une discipline à l’autre.
8
CollEX-Persée
- Infrastructure de recherche en information scientifique et technique
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Le retard en nombre de places de travail dans les bibliothèques des grandes villes
universitaires n’a pu être comblé.
Pourtant, les enquêtes montrent que la bibliothèque est de
loin l'équipement universitaire le plus fréquenté par les étudiants. Mais ni la politique
documentaire ni
l’implantation et le fonctionnement des bibliothèques
ne prennent assez en
compte les contraintes et le rythme de la vie
étudiante, qu’il
s’agisse du
logement, des
transports ou des séquences de travail. Dans
ce domaine rien n’est coordonné, mutualisé ou
planifié à l’échelle des grandes villes universitaires,
des régions ou du ministère de
l'enseignement supérieur et de la recherche. Examinée plus particulièrement par la Cour, la
situation dégradée des bibliothèques inter-universitaires franciliennes, dont les statuts sont
obsolètes, témoigne de ce
manque d’attention de l’État.
Enfin, malgré l’action du consortium Couperin dans la négociation avec les éditeurs,
et
en dépit du développement des licences
nationales avec l’initiative d’excellence ISTEX, le
risque demeure d’un creusement de l’inégalité d’accès aux ressources entre
les universités
qui ont les moyens d’en supporter le coût et ce
lles qui n
en disposent pas. De ce point de vue,
la politique menée en direction des bibliothèques universitaires et dont les différents outils
contractuels devraient être le support, bute encore sur la répartition des charges entre les
établissements et sur une insuffisance de clarté et de volontarisme dans le dialogue
stratégique noué avec la tutelle.
À la lumière de ces constats, la Cour formule donc les recommandations suivantes :
Recommandation
1
:
ériger
l’action des pouvoirs publics pour la documentation et
d’information scientifiques et
les bibliothèques universitaires en stratégie nationale prioritaire ;
Recommandation
2 :
c
réer un opérateur de l’État assurant la coordination de tous les
acteurs de l’écosystème
et exerçant la tutelle des bibliothèques inter-universitaires
franciliennes ;
Recommandation
3 :
conclure des conventions partenariales entre la tutelle ou son
opérateur, et toutes les universités ou
regroupements d’universités pour les politiques
documentaires et les bibliothèques universitaires ;
Recommandation
4 :
mettre en conformité la formation des conservateurs de bibliothèque
avec le LMD en la portant à 24 mois, organiser une filière de formation spécialisée dans
l’informatique, les systèmes d’information, la science des données
; renforcer la formation des
personnels techniques des bibliothèques ;
Recommandation
5 :
élaborer
et mettre en œuvre un plan pluriannuel de rétroconversion
intégrale des collections détenues dans les bibliothèques universitaires et les bibliothèques de
recherche, de façon à rendre visible et accessible la totalité de la collection nationale ;
Recommandation
6 :
c
réer une carte d’accès régionale aux biblio
thèques universitaires.
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Je vous serais obligé de me faire connaître, dans le délai de deux mois prévu à l’article
L. 143-4 du code des juridictions financières, la réponse, sous votre signature, que vous aurez
donnée à la présente communication
9
.
Je
vous rappelle qu’en application des dispositions du même code
:
deux mois après son envoi, le présent référé sera transmis aux commissions des finances
et, dans leur domaine de compétence, aux autres commissions permanentes de
l’Assemblée nationale et du Sénat. Il sera accompagné de votre réponse si elle est
parvenue à la Cour dans ce délai. À défaut, votre réponse leur sera transmise dès sa
réception par la Cour (article L. 143-4) ;
dans le respect des secrets protégés par la loi, la Cour pourra mettre en ligne sur son site
internet le présent référé, accompagné de votre réponse (article L. 143-1) ;
l’article L.
143-9 prévoit que, en tant que destinataire du présent référé, vous fournissiez
à la Cour un compte rendu des suites données à ses observations, en vue de leur
présentation dans son rapport public annuel. Ce compte rendu doit être adressé à la Cour
selon les modalités de la procédure de suivi annuel coordonné convenue entre elle et
votre administration.
Signé le Premier président
Pierre Moscovici
9
9
La Cour vous remercie de lui faire parvenir votre réponse, sous forme dématérialisée, via
Correspondance JF
(
à l’adresse électronique suivante
:
greffepresidence@ccomptes.fr
(
cf
. arrêté du 8 septembre 2015 portant application du décret n° 2015-146 du 10 février 2015 relatif à la
dématérialisation des échanges avec les juridictions financières).