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Allocution de Didier Migaud,
Premier président de la Cour des comptes
Présentation à la presse du rapport public thématique sur
« La grande vitesse ferroviaire :
un modèle porté au-delà de sa pertinence »
jeudi 23 octobre 2014
Mesdames et messieurs,
Je vous souhaite la bienvenue ce matin à la Cour des comptes pour la présentation de ce
nouveau rapport public, intitulé « La grande vitesse ferroviaire : un modèle porté au-delà de
sa pertinence ».
Quatorze pays dans le monde ont des lignes à grande vitesse. La France possède le
quatrième réseau en longueur. C’est le deuxième en Europe, derrière l’Espagne, mais la
France est la première pour le trafic.
Chacun de nous peut apprécier le confort de voyager rapidement sur les lignes à grande
vitesse (les LGV), de Paris vers nombre de capitales régionales ou étrangères : Lyon,
Marseille, Strasbourg, Bordeaux, Bruxelles ou Londres. Le TGV permet aussi de se rendre
dans de nombreuses agglomérations de taille plus modeste ou des lieux de villégiature.
Ce confort a naturellement un coût. La Cour a dès lors choisi de s’interroger sur l’apport réel
de la grande vitesse ferroviaire pour la collectivité dans son ensemble.
L’enquête qui a débouché sur ce rapport complète un ensemble de travaux sur le transport
ferroviaire, déjà publiés par la Cour et les chambres régionales des comptes. Je fais
référence à des travaux conduits, notamment sur le bilan de la réforme du système
ferroviaire (2008), sur les trains express régionaux (2009), sur le Transilien (2010), sur
l’entretien du réseau ferré national (2012) et sur la LGV Est (2013). Nous avons aussi
examiné les comptes et la gestion de Réseau ferré de France en 2013 et continuons de
travailler sur d’autres contrôles sur ce secteur.
L’une des conclusions de ces travaux est que le développement de la grande vitesse s’est
opéré en même temps que se dégradaient le réseau classique et même la qualité du service
sur les autres lignes. Cette dégradation a été notamment source de dysfonctionnements de
plus en plus fréquents pour les usagers des trains du quotidien : le TER et le Transilien.
Dans son rapport de juillet 2012 sur la situation et les perspectives des finances publiques, la
Cour s’était « interrogée sur l’ampleur des créations [
] de nouvelles lignes ferroviaires à
grande vitesse qui ne sont pas budgétairement soutenables et dont ni la rentabilité
financière, ni la rentabilité socio-économique, ni l’intérêt environnemental ne sont établis ».
L’enquête dont je vous présente aujourd’hui les résultats répond à ces questionnements. J’ai
à mes côtés, pour vous l’exposer, Henri Paul, président de chambre et rapporteur général,
Seul le prononcé fait foi
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François Roger Cazala, président de section à la 7
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chambre de la Cour, Arnold Migus,
conseiller maître, et Valérie Bros, conseillère référendaire, rapporteurs.
Le message que porte la Cour s’appuie sur un raisonnement en trois étapes, qui font bien la
différence entre ce qui relève de la construction de lignes à grande vitesse et ce qui relève
de la circulation des rames des TGV qui les empruntent :
d’abord, la bonne image qu’a conquise la grande vitesse ferroviaire ne doit pas
occulter les limites de sa réussite ni leurs conséquences sur le reste du système
ferroviaire ;
ensuite, le processus actuel de décision conduit presque systématiquement à lancer
des projets de lignes à grande vitesse, même s’ils ne répondent pas à des critères
rationnels ;
enfin, le modèle français de grande vitesse ferroviaire se révèle d’un coût trop élevé
par rapport aux ressources publiques désormais disponibles.
Je vais revenir, dans mon propos, sur ces trois étapes du raisonnement de la Cour.
*
L’enquête de la Cour aboutit à un premier constat :
le modèle de la grande vitesse
ferroviaire, succès indéniable, s’est progressivement modifié, et même dégradé.
Cela
conduit notre rapport à remettre en cause plusieurs idées reçues :
le remplissage des TGV, qui est un prérequis de la rentabilité la grande vitesse
ferroviaire, n’est plus toujours au rendez-vous ;
le gain de temps n’est pas la motivation principale des usagers du TGV ;
enfin, plusieurs arguments traditionnellement invoqués en faveur de la grande vitesse
sont à relativiser.
Premièrement, les rames de TGV sont de moins en moins souvent remplies, sur
certaines lignes.
Les investissements considérables nécessaires pour construire les lignes
à grande vitesse et acheter les rames de TGV se justifient en principe parce que la grande
vitesse ferroviaire est censée constituer un mode de transport de masse. Elle est supposée
satisfaire un trafic élevé par des rames de grande capacité et des taux de remplissage
importants. Elle est rentable dès lors qu’elle dessert des bassins de population importants,
sans trop d’arrêts intermédiaires et avec des fréquences de passage les plus élevées
possibles. C’est ce qui fait le succès de la ligne Tokkaido du Shinkansen japonais qui, avec
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gares, transporte chaque jour 50 % de passagers de plus que l’ensemble des TGV
français.
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Force est de constater que la France s’éloigne de plus en plus de ce modèle.
D’une part, le modèle français de grande vitesse ferroviaire permet à une rame de TGV,
capable de se déplacer à 320 km/h, d’emprunter à la vitesse des trains classiques les voies
qui leur sont réservées. Ce choix de rendre le TGV compatible avec le réseau classique
présente des avantages certains. Il permet de construire les LGV par phases tout en
assurant la continuité du trafic. Mais il présente aussi l’inconvénient qu’une rame de TGV
passe en moyenne 40 % de son temps sur une ligne classique à vitesse plus réduite.
D’autre part, et c’est aussi une spécificité bien française, le TGV dessert plus de 230
destinations au total, ce qui est bien plus élevé que chez tous nos voisins. Ces destinations
sont aussi bien des arrêts intermédiaires que des dessertes en bout de ligne. Vous l’avez
compris, cette particularité réduit non seulement la vitesse moyenne des TGV mais aussi
leur rentabilité.
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Ce que l’on observe, c’est que malgré sa contribution à enrayer le déclin du transport
ferroviaire de voyageurs et contrairement à une idée reçue
, le trafic du TGV est désormais
stagnant.
Ce trafic, proche de 54 milliards de voyageurs.kilomètres en 2013, stagne depuis 2008. Le
trafic ferroviaire total sur les longues distances ne progresse pas davantage. Outre les effets
de la crise, la période récente a vu apparaître un changement de comportement chez une
partie des consommateurs. Pour ceux-ci, le prix du trajet devient plus important que sa
durée. Compte tenu de la disparition d’un grand nombre de liaisons ferroviaires longue
distance classiques et du fait que le TGV est perçu comme cher, une partie de sa clientèle
cherche désormais à recourir à d’autres modes de transport. Je pense en particulier à
l’autocar ou au covoiturage, qui sont devenus, au même titre que l’avion à bas prix (« low
cost »), de vrais concurrents. La SNCF est encore protégée par les restrictions qui pèsent en
France sur ces modes alternatifs de transport sur longues distances mais cette situation
n’est peut-être pas appelée à durer.
Deuxième idée :
les principaux usagers du TGV ne sont pas ceux que l’on croit.
Il ne
s’agit pas de ceux pour qui le gain de temps serait la priorité. En effet, depuis plusieurs
années, le TGV n’est pas majoritairement utilisé en France par les voyageurs à titre
professionnel. Selon l’enquête nationale sur les transports et déplacements publiée en 2009,
les raisons professionnelles ne représentent qu’un tiers des motifs de déplacement en TGV.
La majorité des usagers du TGV appartiennent en outre aux catégories de population aux
revenus les plus élevés, contrairement aux usagers des transports régionaux ou aux
automobilistes.
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Troisièmement et enfin, la Cour nuance plusieurs arguments en faveur de la grande
vitesse ferroviaire,
notamment ceux qui concernent son impact sur l’environnement, le
développement de l’économie ou bien l’égalité des territoires.
Le rapport évoque plusieurs effets de la grande vitesse sur l’environnement. La Cour
observe que les émissions de CO2 par passager dues aux LGV dépendent du lieu de
production de l’énergie achetée par l’opérateur. Elles dépendent aussi du taux de
remplissage des trains. L’avantage est certes incontestable vis-à-vis de l’avion pour les
destinations où celui-ci a été remplacé par le TGV. En revanche, l’utilisation de l’autocar peut
se révéler moins émettrice par passager si le taux d’occupation des rames est faible. Par
ailleurs, la construction des LGV est, elle-même, fortement productrice de CO2. Ainsi, le
bénéfice environnemental attendu de la grande vitesse ferroviaire doit être nuancé.
En ce qui concerne les effets du TGV sur le développement économique des zones
desservies, la Cour relève le contraste entre les études scientifiques et l’opinion des acteurs
économiques et des décideurs. Pour ces derniers, une LGV est toujours un facteur positif.
Selon plusieurs études scientifiques, le bilan est déjà plus balancé : une région déjà
dynamique le reste, avec ou sans LGV ; une région en difficulté le reste aussi. Les exemples
d’activités qui se développent autour des infrastructures ferroviaires nouvelles correspondent
plus souvent à des déplacements qu’à des créations nettes.
Enfin, l’effet des LGV sur l’aménagement du territoire doit être lui aussi nuancé. Pour
certains, le TGV pour tous mettrait les territoires à égalité. En réalité, une politique de
transport qui repose sur un rôle presque exclusif de la grande vitesse ferroviaire a tendance
à accentuer la polarisation autour des plus grandes métropoles, Paris au premier chef.
Concrètement, une telle politique désavantage les zones moins urbanisées.
Par ailleurs, la Cour constate qu’il est aujourd’hui difficile de parler de « réseau TGV
européen ». Cela s’explique notamment par l’hétérogénéité des systèmes nationaux et parce
que la « zone de pertinence » du TGV par rapport à la voiture et à l’avion est limitée aux
trajets dont la durée est comprise entre une heure trente et trois heures.
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Ainsi, dans un bilan en demi-teinte, la Cour constate que la France a été réellement
pionnière en matière de grande vitesse ferroviaire.
Elle n’a toutefois pas réussi à exporter son modèle au plan international, tandis que celui-ci
s’essouffle au plan national. Le rapport de la Cour met en évidence plusieurs critères de
pertinence pour une LGV. Il souligne la nécessité de mieux articuler la grande vitesse et les
autres modes de transport ferroviaire. La Cour recommande d’intégrer le TGV dans une offre
tirant parti de l’ensemble des moyens de transport, à commencer par le réseau ferroviaire
classique mais aussi les nouveaux modes alternatifs de transport. Elle appelle à une
réduction progressive du nombre d’arrêts sur les tronçons de LGV et de dessertes des TGV
sur voies classiques et extrémités de lignes. Ne doivent être conservées que les dessertes
justifiées par un large bassin de population.
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J’en arrive
au deuxième temps du raisonnement de la Cour : le processus actuel de
décision conduit inéluctablement à la réalisation de lignes nouvelles, même quand
cela n’est ni rentable ni efficient ni même pertinent.
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Je rappelle
que la décision de lancer ou non un projet de nouvelle ligne à grande
vitesse est l’aboutissement d’un processus essentiel.
Ce processus se fonde sur un
bilan socio-économique et environnemental prévu par la loi depuis 1982. Depuis 2013, une
contre-expertise indépendante de ce bilan est imposée. L’objectif de cette analyse est de
déterminer les gains éventuels de l’investissement public pour la collectivité et d’écarter les
projets les moins rentables. Pour y parvenir, de nombreuses données sont ramenées à un
critère unique exprimé en valeur monétaire. Parmi ces données, certaines représentent des
gains : c’est le cas du temps gagné. D’autres correspondent à des charges écartées, par
exemple la tonne de CO2 évitée par rapport à la route ou à l’avion. Enfin, d’autres données
encore sont comptabilisées négativement, comme les coûts induits par la construction et
l’entretien de l’infrastructure.
Ce que constate la Cour, c’est que le gain de temps a pris une importance disproportionnée :
il compte pour 90 % du total. Cette survalorisation a mené à négliger l’évolution du
comportement des consommateurs en faveur de transports plus lents mais moins chers. Elle
a surtout justifié la réalisation d’un nombre croissant de lignes au détriment de l’entretien et
de la modernisation du réseau classique. Ce faisant, elle a entraîné un déséquilibre dont les
conséquences sont aujourd’hui sérieuses et que la Cour a exposé en 2012 dans son rapport
pour le Sénat sur l’entretien du réseau ferroviaire.
La Cour redoute que les contre-expertises indépendantes désormais prévues par la loi
soient compliquées par la réticence de la SNCF à communiquer les données du trafic par
ligne, tirant argument du secret des affaires. La communication de ces données est pourtant
indispensable pour une analyse sérieuse et objective de la situation. La SNCF a répondu à
la Cour que, dans certaines conditions tenant au secret des affaires, elle s’exécuterait. Nous
en prenons acte.
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Une autre méthode, dite multicritère, est parfois substituée à l’analyse socio-économique
traditionnelle. Cette substitution vise à introduire une dimension extra-économique et des
critères plus qualitatifs. Malgré l’intérêt de cette méthode, le choix et la pondération des
critères accordent une place trop importante à la subjectivité, voire à l’arbitraire. Pourtant, le
ministère chargé des transports semble encourager de plus en plus le recours à cette
méthode. Une instruction de juin 2014 institue désormais une approche de nature
multicritère dans les évaluations du ministère.
La Cour reconnaît les imperfections de l’analyse socio-économique. Elle recommande
toutefois de maintenir sa prééminence, d’autant que les limites évoquées (survalorisation du
critère temporel, réticences à communiquer les données de trafic) peuvent être levées.
Par ailleurs, la Cour observe que
lorsqu’un processus est engagé en vue du lancement
d’une nouvelle LGV, il se révèle, dans les faits, quasi irréversible.
Je pense en
particulier à la déclaration d’utilité publique, étape-clé du processus de réalisation d’une
infrastructure de transport, qui conditionne la réalisation du projet.
Dans son rapport, la Cour analyse en détails deux exemples topiques. Pour le projet de ligne
Tours-Bordeaux (Sud Europe-Atlantique), les déclarations successives du Premier ministre
et du ministre des transports en janvier et février 1994, concernant l’association des régions
Aquitaine, Centre et Poitou-Charentes à la réalisation du projet, ont valu décision de faire.
De même, la déclaration du Premier ministre de mars 2004 concernant la ligne Poitiers-
Limoges a valu décision alors même qu’aucune étude préalable n’avait été engagée.
La Cour observe également que le processus de décision chemine par des étapes
techniques qui finissent par ancrer le projet définitivement dans la réalité. Il s’agit de « débats
préalables », d’« études préliminaires », d’« études techniques préliminaires », d’« avant-
projet sommaire ». Ces étapes sont prévues par des textes et validées par des décisions
ministérielles techniques. Elles déclenchent surtout des dépenses. La somme de ces
dépenses finit par justifier le lancement de l’opération, parfois contre tout bon sens.
Comme les collectivités territoriales intéressées sont appelées à participer financièrement
aux études, elles deviennent immédiatement parties prenantes à la réalisation proprement
dite. La décision d’arrêter un projet, même quand elle devrait logiquement s’imposer, n’en
est que plus compliquée à prendre. Ce constat s’est vérifié pour le projet Poitiers-Limoges.
De manière plus surprenante encore
, le critère du financement, en dépit de son
caractère essentiel, ne constitue pas un élément déterminant la décision de lancer ou
non une nouvelle ligne.
Le cas de la LGV Tours-Bordeaux, opération réalisée dans le cadre d’un partenariat public-
privé (PPP), l’illustre bien. La procédure de déclaration d’utilité publique s’est déroulée en
2006. Le choix du concessionnaire n’a eu lieu qu’en 2010, le montage financier ayant pris
environ quatre ans, pour arriver à un total de 8,8 Md
. La situation de la ligne Poitiers-
Limoges n’est pas plus rassurante : bien que l’enquête publique soit achevée, le financement
n’est pas déterminé, ni même envisagé.
En fait, le recours aux financements locaux facilite artificiellement la prise de décision. À
partir du projet LGV-Est Europe, l’État a entrepris de solliciter les collectivités territoriales
pour qu’elles participent au financement des projets. Seize d’entre elles se sont manifestées.
Or, naturellement, ces collectivités ne contribuent financièrement que si elles y trouvent des
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contreparties, qui peuvent s’opposer à la rentabilité et à l’intérêt des projets. La Cour a ainsi
mis en évidence que ces cofinancements ont mené à des choix économiquement
contestables pour la LGV-Est. Je pense à la présence de deux gares – TGV Lorraine et
Meuse TGV – sans interconnexion avec le réseau de transport régional. Je pense aussi à la
création de dessertes coûteuses à la pérennité incertaine, ou encore à la multiplication des
arrêts à partir de Reims.
Vous trouverez dans le rapport d’autres exemples aussi parlants, tels que la LGV Poitiers-
Limoges, ou encore la ligne Tours-Bordeaux, qui pose la question sous-jacente de la
pertinence du raccordement Bordeaux-Toulouse.
Sur ce volet comme sur les autres, les recommandations de la Cour sont de bon sens. Le
lancement des études préliminaires ne peut être décidé qu’après la réunion de trois
éléments préalables :
la définition d’un plan de développement pour la ligne ;
la prise en considération, par une décision interministérielle formelle, des
perspectives de financement du projet d’infrastructure ;
la répartition du coût entre les acteurs.
*
Troisième et dernier temps du raisonnement de la Cour : la collectivité ne peut plus
supporter le coût du modèle français de grande vitesse ferroviaire,
tel qu’il est défini
.
Trois raisons expliquent cette situation :
les lignes existantes sont de moins en moins rentables ;
les nouveaux projets ne sont pas financés faute de ressources ;
les profits de la grande vitesse ne suffisent plus à combler les pertes des autres
activités ferroviaires de la SNCF.
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Tout d’abord, les lignes sont de moins en moins rentables.
Les coûts de construction des LGV n’ont cessé d’augmenter au cours des trente dernières
années. De 4,8 M
2003/km pour Paris-Lyon, ils sont passés à 26 M
/km aujourd’hui pour le
projet Sud Europe-Atlantique et plus de 30 M
/km pour le contournement de Nîmes et
Montpellier.
La Cour observe par ailleurs en écart de plus en plus grand entre la rentabilité des lignes
estimée a priori et la rentabilité effectivement constatée cinq ans après la mise en service.
L’écart constaté a été en moyenne de 17 % entre la déclaration d’utilité publique et la mise
en service pour les cinq LGV ayant fait l’objet d’un bilan socio-économique. De même, les
coûts d’exploitation sont plus élevés que prévu. Les prévisions de trafic, presque toujours
surestimées, se réalisent quant à elles rarement.
Dès lors, la rentabilité est toujours inférieure aux prévisions. Elle a eu tendance à se
dégrader à mesure que les lignes les plus profitables étaient réalisées.
Ensuite, le financement des nouveaux projets nous paraît à tout le moins incertain
.
Les projets inclus dans le projet de schéma national des infrastructures de transport de 2011
représentaient un montant de 107 Md
dans le domaine ferroviaire, dont 60 Md
pour les 2
500 km de LGV à construire. Ce montant est à mettre en regard avec les sources de
financement dont dispose l’agence de financement des infrastructures de transport (AFITF).
Celles-ci sont inférieures à 2 Md
/an, tous projets et tous secteurs confondus, c’est-à-dire en
tenant compte des projets de routes et d’infrastructures maritimes et fluviales.
Face à cette impasse, le gouvernement a chargé la commission dite « Mobilité 21 »,
présidée par le député Duron, président de l’AFITF, de hiérarchiser les projets en fonction de
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leur priorité. Parmi les scénarios proposés par la commission, les pouvoirs publics ont retenu
le plus ambitieux, dans lequel les dépenses ferroviaires s’élèvent à 23 Md
d’ici 2030. Y
figure en particulier la construction de la LGV Bordeaux-Toulouse. La Cour rappelle que la
contre-expertise du Commissariat général à l’investissement a considéré que ce projet n’est
pas urgent et qu’il présente un risque important, pour ce qui est du trafic réel.
Ces choix indiquent très clairement que, hormis les chantiers en cours de réalisation,
plusieurs autres projets ne sont pas financés en l’état actuel des ressources existantes ou
prévisibles de l’AFITF.
Les
capacités
budgétaires
de
l’État
en
matière
d’investissement
dans
les
infrastructures de transport sont aussi des plus limitées.
Elles n’ont pas excédé un
montant de l’ordre de 700 M
en 2013, portés par l’AFITF. Les ressources de cette agence
proviennent de plusieurs taxes affectées et d’une partie du produit des amendes des radars
automatiques, ainsi que d’une subvention d’équilibre de l’État.
Cette subvention était censée s’éteindre à mesure de la montée en puissance de l’écotaxe
dont le produit devait avoisiner 870 M
par an. La perte de recettes fiscales liées à l’abandon
annoncé de l’écotaxe va aggraver encore les perspectives de financement par une agence
qui ne dispose d’aucune marge de manoeuvre pour des dépenses nouvelles jusqu’à l’horizon
2030. En effet, l’affectation d’une fraction additionnelle de la taxe sur le gazole à partir de
2015 (2 centimes/litre) n’atteindra pas le niveau attendu du produit de l’écotaxe.
De surcroît, la réalisation de projets tels que le canal Nord-Seine-Europe ou la liaison
ferroviaire Lyon-Turin serait de nature à capter à elle seule la totalité des ressources de
l’AFITF d’ici 2030. Le Gouvernement semble s’orienter dans ce sens, puisqu’il a réaffirmé la
perspective du lancement du chantier du canal Seine Nord Europe en 2017 et une étape
nouvelle déterminante pour Lyon-Turin avec la signature de la convention de financement du
dernier ouvrage de reconnaissance.
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Les perspectives de ressources émanant de la SNCF semblent, elles aussi, s’éloigner,
l’activité TGV s’avérant de moins en moins rentable.
Alors que le chiffre d’affaires stagne depuis 2012, sous l’effet d’un plafonnement des recettes
et d’une hausse des dépenses, la marge opérationnelle a chuté de 29 % en 2008 à 12 % en
2013 :
Le plafonnement des recettes trouve son origine dans la difficulté que rencontre la
SNCF pour augmenter le prix de billets déjà perçus comme chers par l’usager. Une
telle augmentation ferait peser un risque sur la fréquentation. Or la SNCF a le souci
de maintenir une marge élevée pour son activité TGV, puisqu’elle lui permet de
compenser les déficits de ses autres activités ferroviaires, fret ou trains d’équilibre du
territoire (TET).
La hausse des dépenses s’explique notamment par une hausse des péages que la
SNCF doit acquitter à RFF mais ce facteur est loin d’être le seul à prendre en
considération. Les autres charges d’exploitation et notamment la hausse des coûts
salariaux y contribuent aussi, de même que la politique retenue en matière d’achat de
rames grande vitesse. Cette politique d’achat favorable au constructeur national est,
il est vrai, encouragée par l’État.
La résistance opposée par la SNCF aux hausses de péage de RFF est de plus en plus forte.
Mais elle constitue, à plusieurs égards, un jeu à somme nulle pour la collectivité. En effet, si
les gestionnaires d’infrastructures ne disposent pas des recettes de péage nécessaires pour
rénover le réseau classique, RFF n’aura d’autre choix que d’arrêter cette rénovation ou de la
poursuivre en s’endettant. Bien sûr, la dette de RFF augmente, puisqu’il finance aussi des
LGV non rentables. Il n’est dès lors pas surprenant que sa dette, qui atteint déjà 34 Md
continue d’augmenter de 1,5 Md
/an.
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La situation financière que je viens de présenter amène la Cour à formuler des
recommandations. Une première porte sur les ressources de l’AFITF, que la Cour jugeait
« privée de ses moyens [et] désormais inutile » dans son rapport public annuel de 2009. Une
deuxième incite à concentrer en priorité les moyens financiers sur l’entretien du réseau avant
de les consacrer aux projets de développement. Une troisième enfin vise à assurer que le
gestionnaire d’infrastructures se lance uniquement dans des projets retables.
*
Je souhaite conclure mon propos en insistant sur deux choses. Oui, la grande vitesse
constitue un succès technique majeur et un progrès important dans le modèle ferroviaire et,
plus généralement, le modèle de transport français. Mais dans le même temps, et c’est bien
là que réside le paradoxe, ce modèle accorde aujourd’hui à la grande vitesse une place telle
qu’il est lui-même fragilisé. Il est aussi bien fragilisé d’un point de vue socio-économique que
d’un point de vue strictement financier.
La Cour appelle de ses voeux un plan d’ensemble multimodal, où la grande vitesse et le
ferroviaire classique s’inscriraient de manière articulée avec les autres modes de transport.
Elle appelle aussi les pouvoirs publics à adopter une attitude réaliste et rationnelle vis-à-vis
des choix d’investissement public. J’ai déjà eu l’occasion de le dire : un investissement n’est
pas vertueux par principe. Il est vertueux s’il est produit avec le souci de l’efficacité et de
l’efficience, s’il améliore réellement le service rendu et si les dépenses de fonctionnement
qu’il entraîne ont été correctement anticipées. Force est de constater que ce n’est pas
toujours le cas, pour la grande vitesse ferroviaire.
Je vous remercie de votre attention et suis à votre disposition, avec les magistrats qui
m’entourent, pour répondre à vos questions.