Seul le prononcé fait foi
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Discours de M. Didier Migaud,
Premier président de la Cour des comptes
Présentation au comité d’évaluation
et de contrôle
de l’Assemblée nationale
du
rapport
d’
évaluation des politiques de lutte contre le tabagisme
Jeudi 13 décembre 2012
Monsieur le président de l’
Assemblée nationale,
Mesdames et messieurs les présidents,
Mesdames et messieurs les députés,
Mesdames et messieurs,
C’est la troisième fois que je viens présenter un rapport d’évaluation
que la Cour a réalisé à la
demande du comité d’évaluation et de contrôle de l’Assemblée nationale. Le sujet
de la lutte contre le
tabagisme répond à une préoccupation forte et a commencé à nourrir vos travaux au cours des
dernières semaines. La Cour vous présente
aujourd’hui sa
contribution pour
l’évaluation
de cette
politique publique.
Pour cela, j
’ai à mes côtés M. Antoine Durrleman, président de la sixième chambre de la Cour,
M. Jean-Marie Bertrand, président de chambre et rapporteur général de la Cour, M. Jean Picq,
président de chambre maintenu et contre-rapporteur, Mme Marianne Levy-Rosenwald, présidente de
section, M. Christian Phéline, conseiller maître, Mme Delphine Champetier de Ribes, auditrice, ainsi
que Mme Esmeralda Luciolli, rapporteur. Ils
m’assisteront pour répondre à vos questions.
*
La Cour a mis en place de nouvelles procédures et méthodologies de travail pour conduire les
évaluations de politiques publiques, mission nouvelle que la Constitution lui a confiée en 2008. Ainsi,
pour mener son évaluation de la politique de lutte contre le tabagisme au cours des dix dernières
années, elle a décidé de
s’entour
er
d’un groupe d’appui dont les membres ont été choisis
intuitu
personae
pour la diversité de leurs compétences. Ce groupe, qui
s’est réuni
à échéances régulières tout
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au long du contrôle,
a permis de s’assurer de la prise en compte la plus exhaustive possible des travaux
d’expertise réalisés en ce domaine, d’être info
rmé des recherches les plus abouties en France et à
l’étranger,
et
d’identifier les pays en pointe dans la lutte contre le tabagisme.
Elle a également exploité les résultats d’un sondage d’opinion
que
l’Assemblée nationale a bien
voulu commander sur sa proposition
à l’IFOP,
que je commenterai dans quelques instants.
En tant qu’évaluateur, la Cour s’est attachée à
solliciter
l’ensemble des parties prenantes à un
titre ou à un autre, au-delà des seuls acteurs de santé publique. Elle a ainsi recueilli le point de vue des
buralistes, des fabricants de tabac et des responsables de cafés, hôtels ou restaurants. Elle a
auditionné longuement et à deux reprises leurs représentants, leur a demandé de formaliser par écrit
s’ils le souhaitaient leur position et leur a
soumis tout ou partie de ce rapport dans la traditionnelle
phase de contradiction de ses travaux. C’est me semble
-t-il, une des valeurs ajoutées de ce rapport :
mettre en lumière le jeu des différents acteurs
et les freins, patents ou cachés, qu’ils peuven
t opposer à
l’atteinte des objectifs de lutte contre le tabagisme
.
Enfin, la Cour s’est attachée à prendre en compte la dimension internationale,
en particulier
dans ses aspects communautaires et au regard des engagements pris par la France en application de
la convention cadre de lutte contre le tabac
adoptée par l’Organisation mondiale de la santé
. Elle a
également
pris le soin d’étudier, y compris sur place s’agissant de la Grande Bretagne, les politiques
publiques menées dans le même domaine dans d’autr
es pays. Ces comparaisons internationales ont
été particulièrement riches d’enseignements.
Je vais maintenant vous présenter les principaux enseignements qui peuvent être tirés de ce
rapport et les plus importantes des 32
recommandations qu’elle
a formulées :
Le premier enseignement est que
les risques liés au tabagisme
, qui constitue de très
loin, avec 73 000 décès, la première cause de mortalité évitable en France, sont encore
gravement sous-estimés par la population,
alors que le tabagisme connaît
désormais, après plusieurs années de baisse continue, une inquiétante
progression
, en particulier chez les femmes, les jeunes et les personnes en situation
de précarité ;
Le second enseignement est que malgré ces enjeux,
la volonté
de l’
État a fléchi et
une véritable politique de lutte contre le tabagisme
n’a pas été structurée
: les
acteurs sont dispersés, les initiatives parcellaires et discontinues, les objectifs visés
parfois contradictoires ;
Le troisième enseignement est que
les moyens
de l’État
ont été mobilisés de façon
trop importante pour le soutien aux buralistes
. Les aides dont ils ont bénéficié, très
importantes au regard des sommes allouées aux autres aspects de cette politique, ont
donc pour l’essentiel donné lieu à un pur effet d’aubaine, car le revenu des buralistes a
connu une forte progression. Ce constat, combiné avec le moratoire fiscal décidé par
les pouvoirs publics, met en évidence
le poids toujours important des intérêts
économiques et financiers qui viennent émousser les efforts de lutte contre le
tabagisme
;
Le quatrième et dernier enseignement est que
l
’action de l’Etat
devrait être
redéployée en faveur de la prévention, de l’aide à l’arrêt du
tabac et du
renforcement des contrôles
. En effet, les multiples réglementations à visée sanitaire,
qui se sont renforcées dans la période récente (interdiction de vente aux mineurs,
interdiction de fumer dans les lieux publics notamment), font
l’objet d’une application
souvent défaillante et
de contrôle publics déficients.
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Je vais revenir sur chacun de ces quatre enseignements.
Le premier concerne
la méconnaissance des risques liés au tabagisme, alors que la
consommation de tabac a cessé de baisser depuis 2005 et que se marque depuis 2011 une
inquiétante progression du tabagisme
, en particulier chez les femmes, les jeunes et les personnes
en situation de précarité.
La lutte contre le tabagisme représente un enjeu de santé publique de première importance : le
nombre de décès attribuables au tabac dans notre pays, estimé à 60 000 par an jusque récemment,
peut désormais être évalué à 73 000 selon une étude nouvellement parue, menée par une
épidémiologiste reconnue, Catherine Hill, à partir d’une méthodologie validée par l’OMS
. Le tabac est
de loin la première cause de décès évitables, bien plus que
l’alcool (environ 30
000 décès), les suicides
(10 000 décès) et les accidents de la route (4 000 décès). Les pathologies associées au tabac, cancers,
maladies cardio-
vasculaires, pathologies respiratoires chroniques, sont d’une exceptionnelle gravité
: un
fumeur sur deux décède d’une pathologie liée au
tabac.
Fumer tue. Trop de Français ignorent à quel point. Ainsi, selon le sondage de l’IFOP, une
personne sur quatre sous-estime la proportion de décès de fumeurs liés au tabac
, en l’estimant à moins
d’un sur dix. S’agissant du nombre de décès par an, une
personne sur deux estime le nombre de morts
par an à 600 ou 6 000, alors que le chiffre est plus de douze fois supérieur. La méconnaissance des
risques est la plus forte chez les jeunes, les femmes, les catégories socio-professionnelles les moins
favorisées, ainsi que chez les fumeurs eux-mêmes. Alors que la communication est un outil
indispensable à la lutte contre le tabagisme, la modestie des moyens qui lui sont affectés en limite la
portée : ils sont près de dix fois moins importants que ceux consacrés à la communication sur la
sécurité routière alors même que le tabac provoque un nombre de décès sans commune mesure avec
les accidents de la route. La Cour recommande qu’une vigoureuse campagne pluriannuelle
d’information soit engagée.
Au-delà de
la santé de chaque fumeur, c’est aussi d’un enjeu collectif majeur qu’il s’agit à cet
égard. Le tabagisme est à l’origine de dépenses de soins et de coûts indirects
considérables. Les coûts
liés aux décès et aux pathologies du tabac sont cependant très insuffisamment documentés. Une étude
réalisée par la C
aisse nationale d’assurance maladie
à la demande de la Cour estime, dans une
évaluation qui reste très partielle, à 12 Md€ au minimum par an la charge pour
le seul régime général
de sécurité sociale. Mais les effets indirects et différés du tabac sur la santé
, qui sont à l’évidence
considérables, ne font toujours
pas l’objet d’analyse fine.
Les incidences négatives pour la collectivité,
en prenant en compte notamment
l’ensemble des
pertes liées aux décès prématurés des fumeurs, ont
été
estimées à plus de 45 Md€
, mais cette étude est déjà ancienne. Le sujet du coût du tabac mériterait
d’être davantage étudié
, ce qui met en évidence la faiblesse des moyens dont dispose la recherche en
épidémiologie sur le tabac.
Ces imprécisions ne peuvent en effet que fragiliser la lutte contre le tabagisme. Elles
nourrissent de fait une suspicion, diffusée notamment par les fabricants de tabac, sur la réalité des
enjeux médico-économiques du tabagism
e, allant même jusqu’à émettre l’idée
que la contribution des
fumeurs à la collectivité par le biais des
taxes qu’ils
acquittent serait en définitive supérieurs aux coûts
qu’ils induisent.
Au-delà des questions éthiques que soulève un tel raisonnement, la Cour appelle ainsi
à ce que soit rapidement mise en place une méthode fiable et publique d’évaluation de ces
derniers. Le
raisonnement sur le coût du tabac dans la prise en charge de la dépense de santé
doit s’inscrire dans
l’enjeu
plus large de la croissance des affections de longue durée (ALD), car la progression des
pathologies liées au tabac en constitue
l’une des explications principales.
Près des trois quarts des
prises en charge par l’assurance maladie
des pathologies liées au tabac
s’effectuent déjà dans le cadre
des ALD et cette proportion
continue d’augmenter.
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La persistance d’une méconnaissance de
la dangerosité du tabac est particulièrement
inquiétante dans le contexte actuel qui voit une
recrudescence du tabagisme. Si les ventes de tabac
ont baissé en longue période, pour être divisées par deux entre 1991 et aujourd’hui, ce mouvement de
baisse s’est interrompu depuis 200
5
. Les hausses de prix qui ont été pratiquées depuis cette date n’ont
donc pas produit l’effet attendu. Sans qu’on puisse mesurer précisément son impact sur les volumes
consommés, les achats de tabac en dehors du réseau des buralistes ont progressé et représentent
désormais 20
% des achats d’ensemble. Ces achats hors réseau sont pour les trois quarts légaux.
Combinés avec la stagnation des achats dans le réseau, ils conduisent à penser que la consommation
de tabac
s’est
inscrite sur une trajectoire croissante.
Ils mettent en évidence la nécessité d’une
meilleure coordination européenne des politiques de lutte contre le tabagisme, et notamment du
maniement de l’outil fiscal, afin de ne pas créer des écarts de prix d’un pays à l’autre qui favorise
raient
excessivement les achats hors réseau, légaux comme illégaux. Ce constat devrait aussi conduire la
France à négocier une exception à la libre circulation des biens
dans l’Union européenne
permettant de
limiter les importations légales de tabac, notamment par les particuliers.
Le tabagisme a de fait connu depuis 2011, selon les dernières statistiques épidémiologiques,
une sensible remontée. Il touche 38 % des hommes et 30 % des femmes. Les objectifs fixés à cet
égard
pour 2009
par la loi de santé publique d’août 2004 sont
encore
très loin d’être atteints
: l’écart est
de 7 points pour les femmes et de 6 points pour les hommes. Notre pays se situe dans une position
internationale médiocre et plus défavorable que
l’Italie ou le
Royaume-Uni : là où un français sur trois
fume, ce n’est le cas que d’un anglais sur cinq.
Certains signes sont inquiétants, comme le maintien
d’une prévalence du
tabac élevée chez les femmes enceintes,
ainsi que d’
un tabagisme des jeunes
particulièrement élevé par rapport aux autres pays européens et en progression.
Ceci m’amène au deuxième enseignement de l’évaluation
: cette recrudescence du tabagisme
peut être mise en relation avec
l’absence depuis plusieurs années d’
une politique suffisamment
volontariste et structurée pour inverser la tendance
. Les acteurs sont dispersés, les initiatives ont
été parcellaires et discontinues, les objectifs visés parfois contradictoires.
Tout d’abord
, les obligations internationales qui encadrent et guident les politiques de lutte
contre le tabagisme sont encore insuffisamment connues et appliquées dans notre pays.
La France a pu sembler il y a quelques années être une « bonne élève ». Notre pays a en effet
été, en octobre 2004, le premier Etat européen à ratifier la convention cadre de lutte contre le tabac de
l’Organisation mondiale de la santé.
Mais huit ans après, une partie importante des recommandations
issues soit directement
de la convention cadre soit des lignes directrices qui l’accompagnent ne sont
pas appliquées
, qu’il s’agisse du caractère s
pécifique à donner à cette politique, de la nécessité de sa
continuité, ou des dispositions recommandées pour limiter l’attractivité des produits du
tabac, telles que
l’instauration d’un paquetage neutre ou l’int
erdiction de les exposer sur les lieux de vente. La Cour
recommande que ces deux mesures soient mises en œuvre, car elles peuvent avoir un impact
significatif sur la consommation de tabac
, en particulier les jeunes qui sont les plus sensibles à l’effet
des marques. Elle recommande également l’interd
iction totale de la publicité, même sur les lieux de
vente.
Les responsabilités en matière de lutte contre le tabagisme apparaissent diluées : elles
concernent plusieurs ministères
–
celui de la santé certes, mais aussi celui des finances et celui de
l’int
érieur, ainsi que différentes
directions d’administration centrale,
y compris au sein même du
ministère de la santé, la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, les
agences sanitaires et les agences régionales de santé.
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La
politique menée s’est toujours inscrite
depuis la loi Veil de 1976, qui est resté le seul texte
consacré spécifiquement à la lutte contre le tabagisme, dans des plans de santé à vocation plus large,
notamment les plans de lutte contre le cancer. L’OMS soul
igne le manque de clarté et la dispersion des
outils de lutte contre le tabagisme en France.
Alors que le premier plan cancer 2003-2007 prévoyait des mesures volontaristes, notamment
une hausse importante de la fiscalité, l’interdiction de la vente aux mineurs, et l’interdiction de fumer
dans les lieux collectifs,
le second plan cancer 2009-
2013 qui l’a suivi marque une ambition bien
moindre. Il
demeure cependant à ce jour le seul dispositif national de santé publique visant à lutter
contre le tabagisme. En effet, le premier plan sur les addictions 2007-2011, qui traitait du tabagisme,
n’a
pas été reconduit. Le plan « Santé des jeunes 16-25 ans » adopté en 2008 ne fait pas référence au
tabagisme, de même que le plan « Périnatalité ». Ces exemples illustrent la dispersion des outils, la
discontinuité dans l’action, l’absence de mise en cohérence d’ensemble ainsi qu’
un net fléchissement
dans le volontarisme.
Dans ce contexte, les résultats des politiques de lutte contre le tabagisme au cours des
dernières années sont préoccupants au vu de la récente remontée de la prévalence du tabagisme qui
se constate.
La Cour recommande un portage politique fort et continu, comme celui que connaît la sécurité
routière. L
’animation par la direction générale de la santé d’un
comité interministériel permettrait de
définir des objectifs, de décider des actions, d’impliquer l’ensemble des administrations, et d’améliorer
les capacités d’observation dont la Cour souligne les lacunes
dans le cadre d’un plan de santé publique
dédié,
comme le demande l’OMS
.
Le troisième enseignement concerne
l’efficacité des outils d’action de l’État
: ceux-ci ont
été mobilisés prioritairement pour un soutien de grande ampleur aux buralistes
qui s’est révélé
un effet d’aubaine pour la plupart.
La tabaculture française est certes
aujourd’hui résiduelle, et la fabrication de produits du
tabac
n’est
désormais plus assurée en France que par quatre usines comptant environ 700 salariés, ce
secteur industriel étant désormais complètement internationalisé. L’industrie du
tabac est pour autant un
acteur présent et critique à l’égard des modalités de la lutte contre l
e tabagisme, notamment sur
l’efficacité de fortes hausses de prix
: elle considère que ces hausses ont pour principal effet
l’augmentation des achats hors réseau des buralistes.
Les buralistes et les fabricants de tabac ont ainsi
obtenu de l’État un morato
ire sur la fiscalité,
qui représente aujourd’hui 80
% du prix des cigarettes. Ce
moratoire
n’a pas empêché les fabricants de procéder à des hausses
régulières de prix. Ces hausses
ont certes été fiscalement et commercialement rémunératrices, selon une stra
tégie d’optimisation
financière à la fois pour l’Etat, les fabricants et les buralistes, mais elles sont restées en deçà du rythme
propre à modérer durablement le volume de la consommation. Or, selon la convention cadre de l’OMS,
l’augmentation des prix du
tabac
et le levier de l’impôt doivent être considérés comme «
un moyen
efficace et important » des politiques de santé publique, et non pas comme un simple facteur de
rendement financier. La Cour recommande de
renforcer
l’indépendance de la prise de déci
sion
publique et de poursuivre une politique volontariste de relèvement des prix, suffisamment marquée pour
provoquer l’effet attendu pour la santé publique, c'est
-à-dire une baisse effective et durable de la
consommation.
Les buralistes ont, en tant que p
réposés de l’administration
, le monopole de la distribution du
tabac. Ils ont bénéficié de près de 2,6
Md€ d’aides
entre 2004 et 2011, soit plus de 300
M€ par an,
notamment par le biais de deux «
contrats d’avenir
» successifs. Ces contrats étaient destinés à
l’origine à compenser
la stagnation voir la baisse du
chiffre d’affaires
qui était attendue au moment où,
en 2003, une hausse importante de la fiscalité a été décidée.
Or, c’est l’inverse qui s’est produit
: le
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chiffre d’affaires des buralistes
a continué de progresser, et la rémunération moyenne des débitants,
hors aides publiques, a progressé de près de 54 % de 2002 à 2011, dès lors que celle-ci est demeurée
proportionnelle aux prix. Aides publiques comprises, la progression a été de 70%, à comparer à une
inflation de l’ordre de 20% sur la période
et au contexte général de stabilité ou de baisse de pouvoir
d’achat de la plupart des catégories professionnelles
. Il en est résulté pour la plupart des bénéficiaires
un effet d’aubaine massif. Même si
les débitants situés à proximité des frontières ont effectivement
souffert de la progression des achats transfrontaliers qui représentent environ 15 % de la
consommation (le trafic illicite étant pour sa part évalué à 5
%), les aides n’ont pas été ciblées
sur eux.
Cette dépense publique nécessite
d’être ainsi
recentrée sur les seuls buralistes rencontrant un repli
significatif de leur revenu. Dans le même temps, notre pays doit intensifier la lutte contre la contrebande
de tabac et préserver le régime de limitation des acquisitions de tabac
à l’étranger que risque de
fragiliser un contentieux communautaire en cours.
Ce constat illustre l’incohérence de l’utilisation des moyens financiers de l’État. Alors que près
de 300
M€ d’aides sont chaque année consenties au bénéfice des professions potentiellement
touchées à terme par la réduction attendue de la consommation du tabac mais dont le revenu continue
aujourd’hui de
croître, ce sont seulement quelques dizaines de millions d’euros qui sont
consacrés
chaque année au financement des dispositifs de prévention du tabagisme.
Ce n’est pas la seule singularité de l’équation financière dans laquelle s’
inscrit la politique de
lutte contre le tabagisme.
Le tabac apporte une contribution importante au financement des comptes sociaux. Les
ressources tirées de la fiscalité du tabac
atteignent près de 15 Md€ par an,
dont 11,5 sont affectés à la
sécurité sociale, essentiellement pour le
financement de l’assurance maladie, laquelle supporte la
charge la plus directe du tabagisme. Ceci place cette dernière dans une situation paradoxale de
dépendance
à l’égard d’une ressource dont le niveau
est directement lié au
maintien d’une addiction
qu’elle est supposée combattre
. Dès lors,
l’arbitrage entre les objectifs
immédiats de rendement
financier et les impératifs de santé publique est délicat. Cette situation, conjuguée avec la pression
qu’exercent les acteurs économiques du
tabac, favorise des choix de court terme, dont le moratoire
fiscal est une illustration, qui font perdre de vue
l’essentiel
: les bénéfices à long terme qui pourraient
être tirés
d’une forte
diminution de la consommation de tabac
, même d’un strict point de vue financier,
dépassent largement la perte de fiscalité qui en résulterait.
Le quatrième et dernier enseignement est ainsi
que les moyens devraient être redéployées
en faveur de la prévention, de l’aide à l’arrêt du
tabac et du renforcement des contrôles
.
La Cour a constaté que les multiples
réglementations à visée sanitaire,
qui se sont
renforcées dans la période récente (interdiction de vente aux mineurs, interdiction de fumer dans les
lieux publics notamment),
faisaient l’objet d’une application souvent défaillante
et de contrôle publics
déficients. L
’insuffisance des contrôles
est
particulièrement manifeste en matière d’interdiction de
vendre du tabac aux mineurs ou de fumer dans les lieux publics
: un buraliste ne risque d’être contrôlé
sur place qu’une fois par siècle par les
agents de la direction des Douanes ; à trois exceptions près, les
préfets n’ont pas fait remonte
r au ministère de
l’intérieur
le bilan qui leur avait été demandé de
l’application de l’interdiction de fumer dans les lieux publics.
Dans ces conditions, ce sont les associations anti-tabac qui, par leurs actions judiciaires et
dans la mesure de leurs moyens limités,
veillent à l’application de la règlementation. La revue de
jurisprudence à laquelle la Cour a fait procéder dans le cadre de cette évaluation est à cet égard une
première. Elle est particulièrement instructive sur
la diversité et l’ampleur des manquements qu’elles
ont pu relever et faire condamner.
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Si la France dispose en définitive d’un
arsenal règlementaire très développé, supérieur à celui
de bien
d’autres pays,
son efficacité est ainsi réduite du fait de
l’absence
de contrôles et de sanctions
effectives
, qui une fois de plus contraste avec l’implication des administrations de l’État dans la politique
de sécurité routière. Cette situation contraste également avec le Royaume-Uni. La crédibilité de
l’ensemble des actions de
lutte contre le tabagisme ne peut en être que gravement affectée.
La prévention du tabagisme
et l’aide à l’arrêt du
tabac
constituent un enjeu essentiel, mais
demeuré très insuffisamment pris en compte.
J’ai déjà évoqué les dépenses pour l’organisation de
campagnes de communication vers le grand public. Plus généralement une attention très insuffisante
est portée à la prévention de l’entrée dans le tabagisme, en particulier
chez les jeunes
: les services de
santé scolaire sont dépourvus d’outils et en demeurent à des initiatives isolées. Quant à l’aide à l’arrêt
du tabac
, elle pâtit d’une offre de consultations spécialisées mal identifiée
et qui pourrait être
démultipliée si des personnels paramédicaux formés à cet effet pouvaient également contribuer à la
prise en charge des actions de sevrage tabagique, comme au Royaume-Uni ou au Québec. La prise en
charge des substituts nicotiniques par l’assurance maladie fait l’objet d’une expérimentation à la fois
limitée dans son champ et hésitante dans son ciblage. Cette prise en charge pourrait
s’intégrer
, comme
cela est notamment le cas en Grande Bretagne,
dans une stratégie d’ensemble mettant en cohérence
une politique de prix élevés,
une règlementation rigoureuse, rigoureusement appliquée et
méthodiquement contrôlée, des campagnes de communication actives. Dans ce contexte, une aide au
sevrage
prise en charge par l’assurance maladie pourrait trouver sa place, dans le cadre d’un
accompagnement spécifique organisé autour d’un réseau
de consultations spécialisées et des
professionnels de santé libéraux de premier recours, médecins, mais aussi pharmaciens, vers lesquels
les lignes d’assistance téléphonique dédié
es
à l’information sur le
tabac pourraient renvoyer, ce qui
n’est actuellement pas le cas en France
.
C’est
de fait par une telle politique, alliant pédagogie, aide concrète et personnalisée, contrôle
très strict et systématique l’application de la règlementation,
que le Royaume-Uni est parvenu à réduire
de près de 10 points le niveau de consommation du tabac en 10 ans, en passant de 30% à 20% de
fumeurs
dans l’ensemble de la population
.
Grâce à l’efficacité et l’accessibilité du dispositif d’aide à
l’arrêt du
tabac, près de 800 000 fumeurs y sont entrés en 2010.
Devant les inquiétants reculs qu’elle a constatés, la
Cour met en lumière
l’impérieuse
nécessité de
passer
des
politiques actuelles, juxtaposées, à
une
politique renouvelée de lutte contre le tabagisme,
coordonnée, visible, définie dans une loi de santé publique et conduite comme telle dans la durée. Cette
inscription de l’effort dans le temps long est incontournable
, eu égard à
l’échelle de temps nécessaire
pour modifier en profondeur les comportements et obtenir des résultats pérennes. La Cour cherche
ainsi à contribuer au nouvel
élan qu’appelle une action
qui a donné depuis la « loi Veil »de 1976 et la
« loi Evin
» de 1991 d’indiscutables résultats, mais qui s’es
t essoufflée. Le précédent de la sécurité
routière illustre la possibilité d’un retournement collectif du comportement et de la perception
dominante.
Même si l’une des caractéristiques de la lutte contre le tabagisme est l’absence de lien univoque entre
les divers outils de l’action publique et leur incidence propre sur la baisse de l’addiction, c’est avec le
souci de vous permettre de disposer d’un
large éventail de propositions susceptibles de contribuer à
une relance de la politique de lutte contre le tabagisme que la Cour a conduit son évaluation.
Je vous remercie de votre attention et suis prêt, avec les magistrats qui m’entourent, à répondre à
vos questions.