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ASSISES DES FINANCES PUBLIQUES
Lundi 19 juin 2023
Allocution de Pierre Moscovici,
Premier président de la Cour des comptes
Monsieur le ministre,
Madame la ministre,
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Mesdames et Messieurs,
Je
me réjouis de vous retrouver ici, au ministère de l’
Économie, des Finances et de la Souveraineté
industrielle et numérique, pour ces Assises.
Nous sommes à un moment charnière pour nos finances
publiques et pour notre avenir. Il était, je le crois, profondément nécessaire de réunir les parties
prenantes et de lancer un débat approfondi sur notre situation
d’endettement et sur notre trajectoire
.
Je suis donc heureux de pouvoir m’y exprimer.
Le diagnostic a été posé par Bruno le Maire
; j’y reviens très vite
. Face à des chocs extraordinaires
la crise du Covid-19, la guerre en Ukraine puis la crise énergétique
nos finances publiques ont été
mobilisées dans des proportions massives, pour soutenir les entreprises et ménages. Ces crises ont
démontré combien il est essentiel que les pouvoirs publics puissent dépenser quand le pays en a
besoin. Nous avons eu la chance de pouvoir nous endetter dans des conditions très favorables, dans
un contexte de taux d’intérêt très bas, de disposer, en somme, de marges de manœuvre
.
Cependant, ces crises ont aussi conduit à des niveaux de dette et de déficit inédits
. Nous ne pouvons
pas en rester là : si nous voulons préserver ou restaurer les
précieuses marges de manœuvre
que
j’évoquais à l’instant,
si nous voulons pouvoir mener à bien les investissements gigantesques que
requièrent les transitions en cours, à commencer par la lutte contre le réchauffement climatique, nous
devons placer notre endettement sur une trajectoire soutenable.
Cet impératif est d’autant plus urgent que le contexte
financier a changé du tout au tout.
La
progression de l’inflation et
la
hausse des taux d’intérêt
accentuent la charge de la dette, qui mobilise
de plus en plus de ressources et nous place dans une situation de dépendance. La charge de la dette,
je ne cesse de le répéter, est une dépense stérile
qui paralyse l’action publique et
dont il faut le plus
rapidement possible
s’affranchir.
En face du mur de la dette, il y a aussi
, je l’ai dit, une montagne d’investissements à financer
pour
l’écologie, la défense, la santé, l’éducation, le numérique et la recherche.
Cela ne rend que plus
indispensable le désendettement
.
C’est
tout le débat de cette table ronde. Je tiens à en saluer les
intervenants.
Avant de leur céder la parole, je voulais vous partager quelques-unes de mes convictions en tant que
premier président de la Cour des comptes et Président du HCFP.
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1.
Quelques mots sur le quoi qu’il en coûte, dont nous devons
cette fois acter définitivement
la fin
Celle-ci est depuis longtemps annoncée.
L’année 2022 devait
en marquer la sortie. Mais le
renchérissement des prix de l’énergie, exacerbé par le déclenchement de la guerre en Ukraine, en a
décidé autrement.
L’inflation a atteint des niveaux qu’elle n’avait plus connu depuis le début des années 1980 et l’activité
économique a fortement ralenti. Pour en atténuer les effets négatifs sur les ménages et les entreprises,
le Gouvernement a mis en place des mesures, comme les boucliers tarifaires et la « prime à la
pompe », qui sont venues peser fortement sur le déficit.
Celui-ci est resté en 2022 à un niveau élevé, à 4,7 points de PIB.
Nos finances publiques
n’
ont pas pu
bénéficier
autant qu’elles l’auraient dû,
du repli marqué des mesures de soutien et de relance, et
d’autre part, du dynamisme spontané exceptionnel des recettes publiques, qui a porté le taux de
prélèvements obligatoires à un haut niveau historique,
en dépit des décisions de baisse d’impôts.
Conséquence, la dette publique se maintient à un niveau préoccupant, à 111,8 points de PIB à la fin
de l’année 2022
: elle reste supérieure de 14,4 points de PIB
à son niveau d’avant
-crise en 2019.
On
pourrait m’objecter que c’est le cas chez la plupart de nos partenaires. Certes. Mais ils prévoient de
se
désendetter plus vite et davantage que nous.
Retrouver
des marges de manœuvre financières et redresser nos finances publiques
: tels doivent
donc être les objectifs stratégiques
de la période qui s’ouvre aujourd’hui
.
Le Gouvernement a présenté il y a quelques semaines le programme de stabilité prévu par nos
engagements européens pour la période 2023-2027. Celui-ci a ajusté la trajectoire qui figurait dans le
projet de programmation des finances publiques de l’automne précédent
et je m’en félicite
. La
trajectoire proposée devrait toutefois à mon sens, être à la fois réaliste et ambitieuse
.
Réaliste, car les hypothèses macroéconomiques
sur lesquelles s’appuie cette trajectoire
apparaissent, comme l’a souligné le Haut Conseil pour les Finances Publiques,
trop optimistes.
Chacune de ses hypothèses et prévisions, prise isolément, peut-être plausible ou atteignable, mais
considérées ensemble pour les finances publiques, elles risquent de sous-
évaluer l’effort à fournir.
Ambitieuse
, car l’horizon du retour du déficit en
-dessous des 3%, fixé à 2027, est plus lointain
que
celui de la plupart des grands pays européens comparables. Même si nous parvenons à ramener le
déficit sous les 3 % à l’horizon 2027, nous aurons ce faisant continu
é à diverger par rapport au reste
de la zone euro.
Je veux tenir aujourd’hui
devant vous un discours de vérité et de lucidité.
Au-delà des annonces
importantes
qui sont faites aujourd’hui
, au-
delà de la recherche indispensable d’une
plus forte
croissance potentielle qui aura des limites -
car nous n’entrons pas dans de nouv
elles 30 glorieuses, ne
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laissons pas prospérer cette illusion
au-delà de la nécessaire lutte contre la fraude fiscale et sociale,
les objectifs actuels supposeront un effort sans précédent de maîtrise de la dépense publique.
La progression de la dépense publique
, hors charges d’intérêt
devra être contenue à 0,4 % en volume
en moyenne sur la période,
ce qui veut dire au moins 12 milliards d’euros chaque année pendant 5
ans.
Cela, alors même que de nouvelles dépenses ont été annoncées et
alors qu’une partie de la
dépense de l’État a été rigidifiée au travers de lois
de programmation sectorielles (défense, intérieur,
recherche, justice notamment) et que la planification écologique ne fait pas encore
l’objet d’une
programmation budgétaire extensive.
J’appelle donc à ce que le projet de loi de programmation des finances
publiques, que je crois
politiquement et juridiquement incontournable, défende des objectifs au moins aussi exigeants que
ceux du programme de stabilité et soit étayé par des hypothèses moins optimistes et plus proches
des anticipations de la plupart des économistes.
C’est une condition sine qua non pour que nos
finances publiques disposent d’une
ancre
solide et crédible pour les années à venir : nous en avons
impérativement
besoin
et je souhaite que ce projet soit présenté le plus vite possible.
Le constat que je viens de résumer est, je le crois, largement partagé ici
. Il est temps de passer à
l’action.
La question qui se pose ensuite est celle de la méthode qui doit présider à cet assainissement
des finances publiques.
Contenir la dépense publique à ce niveau n’a rien d’évident.
C’est la raison pour laquelle j’ai tenu à ce que la Cour apporte sa
contribution à
l’exercice des revues
de dépense, car celui-ci, conduit avec audace et volontarisme, peut être un levier puissant.
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2.
Concernant la méthode, ma conviction est simple : si la revue des dépenses est
indispensable, pour réussir, elle doit associer toutes les parties prenantes et avoir comme
boussole la qualité de la dépense publique.
De nombreux pays pratiquent les revues de dépenses et leur accordent une place centrale dans la
gouvernance de leurs finances publiques.
C’est l’exemple à suivre, et nous ne l’avons jamais fait
. En
effet, les démarches françaises précédentes étaient limité
es pour l’essentiel aux dépenses de
fonctionnement courant de l’État et
e
lles n’ont pas
permis d’
enrayer la dynamique de la dépense
publique.
J’ai immédiatement soutenu la volonté du gouvernement de relancer les revues de dépenses
en
2023,
nous en voyons de premiers effets aujourd’hui,
mais soyons
conscients qu’il s’agit d’une année
zéro.
Cette pratique, pour être robuste et crédible,
doit s’inscrire dans la durée et s’installer
durablement dans le paysage institutionnel et collectif. Je ne
peux faire devant vous que l’apologie de
la constance, pour mettre fin aux logiques de
stop and go
délétères pour nos finances publiques. Les
à-coups génèrent bien souvent des chocs et des contre-chocs.
À mon sens, la priorité est de poser les bases méthodologiques de cette revue des dépenses, pour
élargir notre ambition, sortir de la vision mono-centrée
de l’
État et mettre tout le monde autour de
la table
.
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Nous devons
responsabiliser l’ensemble des acteurs
: État, sécurité sociale, collectivités territoriales et
opérateurs publics.
N’ayons pas peur du débat public
: notre pays s’en méfie et pourtant il a davantage besoin que jamais.
N’ayons ni totem ni tabou
! La Cour a de maintes fois appelé à la refonte de la concertation des
administrations publiques sur la maîtrise des finances publiques et je réitère
qu’il s’agit d’un préalable
à toute revue des dépenses.
Par ailleurs, aucun domaine de la dépense publique ne doit être écarté :
t
ant l’investissement que le
fonctionnement, tant les dépenses sociales que les dépenses régaliennes doivent être soumises à des
exigences similaires de qualité et de soutenabilité.
Enfin, ma conviction est que la réduction brutale et uniforme des dépenses publiques
n’est en rien
une solution
j’ai dit maintes fois que l’austérité était la pire des
options et le rabot la pire des
procédures.
Seule
la recherche de qualité et d’efficience
doit être la clef de la maîtrise de la dépense
et de l’amélioration de la qualité de nos politiques publiques.
Par conséquent, l’approche budgétaire
n’est pas suffisante. Une vraie revue de dépense ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur les
missions, sur les objections et les choix collectifs.
Pourquoi cette insistance sur la qualité ?
Je fais comme vous
le constat d’un paradoxe
français de la
dépense. La satisfaction de nos concitoyens vis-à-vis des services publics fléchit depuis le début des
années 2000, parallèlement à la croissance de la dépense publique qui a doublé en valeur courante,
passant de 764 Md€ en 2000 à 1 536 Md€ en 2022. Les contribuables sont en droit d’interroger le
rapport qualité prix de nos politiques publiques. Ils se tournent vers les décideurs publics et leur
demandent : que faites-vous de notre argent ?
La part importante de la dépense publique en France, en proportion du PIB, traduit une préférence
collective plus marquée
que dans les autres pays pour l’intervention publique et la redistribution de
la richesse nationale sous forme de prestations et de services publics gratuits, caractéristique du
modèle social français. Elle rend dès lors,
particulièrement aiguës les questions de l’efficacité des
dépenses et de la satisfaction des citoyens envers les interventions publiques.
Pour cette raison, la Cour des comptes a voulu participer à la revue des dépenses, à sa place et en
toute indépendance, mais de manière la plus concrète possible.
Nous
avons choisi et publierons
début juillet nos constats et nos recommandations sur une dizaine de secteurs clefs où il nous apparaît
que
la qualité de la dépense n’est pas au rendez
-vous : les dépenses fiscales, la transition écologique,
les relations financières avec les collectivités, la formation professionnelle, les aides aux entreprises,
les forces de sécurité inté
rieure, l’éducation, le logement et les soins de ville
.
Nous avons également réfléchi dans le cadre du rapport sur la situation et les perspectives des
finances publiques, sur la qualité de la dépense - en partant de trois questions simples.
1.
Lors de la conception de dépense
, pourquoi et pour qui mettre en œuvre une dépense
publique ?
En d’autres termes, comment garantir
que les dépenses soient utiles ?
À ce titre, permettez-moi de
prendre l’
exemple de la politique du logement,
qui représente 38 mds
de
dépenses en 2021, 1,5% du PIB, soit deux fois la moyenne de l’UE. L’accumulation des dispositifs
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budgétaires et fiscaux, au-
delà d’une illisibilité
totale, génère des situations inéquitables et des effets
d’aubaine.
Je n’ignore pas la situation de ce
secteur, ni la sensibilité de ce sujet pour nos concitoyens.
Il ne s’agit
pas de démanteler la politique du logement. Mais la question du ciblage et de la valeur ajoutée de la
dépense doit être interrogée pour se concentrer sur les publics les moins favorisés.
Je pense aussi à la formation professionnelle.
Avec un coût pour les finances publiques en 2022 de
plus de 16,8 Md€ pour l’alternance et 2,5 Md€ pour le compte professionnel de formation (CPF), se
pose aujourd’hui la question du dimensionnement du so
utien public à ces dispositifs, dans un contexte
économique favorable à l’emploi, caractérisé par un taux de chômage qui atteint
son taux le plus bas
depuis 2008 (7,2 %). Le resserrement du soutien financier public vers les publics prioritaires semble
capital.
2.
Autre question : au cours de
la mise en œuvre, comment trouver un équilibre entre rapidité
et contrôle du paiement à bon droit et de la fraude ?
Quelle actualisation du dispositif pour
éviter des phénomènes d’inertie dans les
dépenses « historiques » ?
Je pense évidemment aux aides aux entreprises depuis 2020.
De nombreux dispositifs ont été
mobilisés avec un coût budgétaire évalué à 91,3 Md€ de 2020 à 2022,
voire un soutien financier total
de 261,1 Md€ en intégrant le montant des prêts garantis et des reports de charges.
L’urgence du
déploiement des politiques en période de crise peut être propice aux fraudes et des dispositifs anti-
fraude doivent être mis en
œuvr
e simultanément, notamment pour récupérer les indus. Par ailleurs,
les aides temporaires ne peuvent pas devenir permanentes et il faut mettre en extinction en temps et
en heure les
dispositifs qui n’ont plus lieu d’être.
3.
Enfin, en bout de chaîne,
l’évaluation
est indispensable pour mesurer la performance de
notre action.
Je pense notamment aux dépenses fiscales
,
qui sont des dépenses à part entière et qui ne sont pas
suffisamment évaluées.
En 2022, ce ne sont pas moins de 465 dispositions fiscales dérogatoires qui sont recensées, pour un
coût de 94,2 Md€. C’est considérable.
Là encore, ne cédons pas à la facilité ou à la démagogie, n’imaginons pas qu’il y a là une ma
nne dont
nous pourrions aisément disposer car ces dépenses fiscales traduisent par construction un niveau très
important de pression fiscale. Mais il est nécessaire de borner ces dispositifs dans le temps et de les
évaluer pour déterminer leur
degré d’efficacité et les corriger le cas échéant.
Je pense aussi à l’éducation,
domaine dans
lequel les réformes se succèdent sans disposer d’une
analyse complète qui, en
unifiant les efforts de l’État et ceux des collectivités, permettrait de mieux
cerner les problèmes de la politique éducative.
D’une manière décisive pour l’avenir, la concertat
ion
entre l’État et les collectivités sur l’école
fait tout à fait défaut et la croissance des dépenses ne se fait
pas sentir dans la performance et l’égalité des chances.
Cette revue des dépenses doit également permettre de penser de manière transversale la transition
écologique, qui est un devoir pour notre société mais aussi un énorme enjeu pour notre trajectoire
.
Il faut la financer et mettre une programmation budgétaire en face de la planification écologique, qui
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avance. Cela passera aussi par la mise en cohérence de nos dépenses actuelles avec ces objectifs. La
budgétisation verte est une avancée en la matière, même si son périmètre doit encore être élargi à
toutes les administrations publiques. Toutefois, cet instrument doit encore à mobiliser dans la gestion
de la dépense publique.
J’ajoute également qu’il ne faut pas
oublier la dimension sociale de cette transformation car nous ne
sommes pas tous égaux devant les changements climatiques qui sont déjà à l’œuvre dans notre pays.
***
Mesdames et messieurs,
j
’ai voulu ouvrir des pistes
sans précautions ni timidité mais ouvertement :
c’est la condition pour que cette journée soit fructueuse et initier une nouvelle démarche
.
La Cour des comptes veut participer activement, à sa place et dans son rôle, à ce travail de revue des
dépenses et des missions.
Elle précisera ses observations fin juin et début juillet en vue des débats
parlementaires. Nous nous tenons à votre disposition pour alimenter et
je l’espère –
éclairer le débat
nécessaire sur la qualité des dépenses, la soutenabilité de la trajectoire et enfin sur ce
qu’on appelle
la
value for money.
En meilleur français,
j’ai toujours en tête
l’article 15 de la déclaration des droits de
l’homme et du citoyen, qui i
nspire la Cour :
« la Société a le droit de demander compte à tout agent
public de son administration
». Il doit être notre boussole collective.
Ne l’oublions jamais
: nous
sommes au service de la société, des citoyens, et nous leur devons à la fois des finances publiques plus
saines et de meilleures politiques publiques.