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Allocution de Didier Migaud,
Premier président de la Cour des comptes
Rencontre à la mémoire de monsieur Pierre Arpaillange
Pierre Arpaillange, Premier président de la Cour des comptes
Vendredi 21 avril 2017 à 17h, Cour de cassation
Je tiens tout
d’abord à remercier chaleureusement les organisateurs de cette rencontre à la
mémoire de Pierre Arpaillange, au nom des magistrats des comptes et de l’ensemble des
personnels des juridictions financières dont il fut le Premier président de 1990 à 1993 et qui
ont été très affectés par son décès.
Si j’ai tenu à être présent aujourd’hui et à prononcer quelques mots devant vous, c’est bien
entendu d’abord par amitié pour mon prédécesseur, dont les qualités humaines et
personnelles étaient reconnues de tous. C’
est aussi parce que je souhaite témoigner que
Pierre Arpaillange a imprimé sa marque dans l’organisation et l’activité de la Cour des
comptes, une empreinte dont on peut presque dire qu’elle est inversement proportionnelle au
nombre d’années qu’il a passées rue Cambon. C’est ainsi à l’homme et au haut magistrat
que je tiens à rendre hommage.
Je suis accompagné aujourd’hui d’Alain Pichon, président de chambre honoraire à la Cour
des comptes, qui était secrétaire général de la Cour lorsque Pierre Arpaillange a été nommé.
Celui-
ci eut d’ailleurs la sagesse de le conserver auprès de lui pour bénéficier de ses
conseils pendant les premiers mois de ses fonctions. Si je n’ai pour ma part aucun souvenir
personnel de son arrivée rue Cambon, Alain Pichon, en revanche, en a gardé une mémoire
précise, et mes mots seront nourris de cette mémoire.
Pierre Arpaillange avait été nommé à la tête de la Cour des comptes en octobre 1990,
succédant à André Chandernagor. Il quittait le gouvernement pour rejoindre, ce qui fut
l’e
ssentiel de sa vie professionnelle, la magistrature, fût-
elle d’un genre nouveau pour lui. Il
le
disait lui-même : « Je me suis demandé si cette maison me serait un pays lointain, mais
j’entre sinon dans un palais de justice, du moins dans le palais d’une
magistrature
financière.»
Sa nomination à la tête de la Cour fut reçue par la compagnie de la rue Cambon avec calme
et confiance. Elle ne constituait ni une surprise ni un choc : déjà dans le passé au
XIX
e
siècle, des Gardes des Sceaux avaient été nommés
à la Première présidence, et l’un
d’entre eux, Paul de Royer fut nommé en 1863 après avoir été procureur général près la
Cour d’appel de Paris, puis procureur général près la Cour de cassation et enfin ministre de
la justice. Coïncidence…
Mais le choix du Président de la République, François Mitterrand, de nommer un homme,
marqué d’une prestigieuse carrière de magistrat, allait avoir d’utiles conséquences pour la
Cour.
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Certes on peut penser qu’un mandat de deux ans et demi est bien court pour mener à bien
des évolutions ambitieuses. Pierre Arpaillange était d’ailleurs lucide, dès sa nomination, sur
l’ampleur des responsabilités qui lui étaient confiées face à l’échéance trop proch
e de son
mandat. Je le cite : «
Je mesure que le temps qui m’est imparti risque d’être court pour
mener à bien tout ce qui me vient à l’esprit
», et il confiait à ses proches que la Cour lui
semblait être un immense porte-
avion lent et difficile à manœuvrer. Et pourtant d’emblée, il
sut voir où mener la Cour, comment la faire évoluer dans ses principes comme dans sa
modernité.
Il est un domaine important dans lequel Pierre Arpaillange a fait considérablement évoluer et
progresser la juridiction financière : il s’agit du respect des droits de la défense.
Dès son discours d’installation, le nouveau Premier président avait en effet souligné qu’il
serait attentif aux « principes qui fondent et guident toute juridiction : l’indépendance de ses
membres, la délibération collégiale, une procédure rigoureuse, les droits des parties (…) ».
So
n discours lors de l’audience solennelle du 7 janvier 1992 lui avait ensuite permis de
préciser ses intentions, et je voudrais le citer : « De même que les droits des citoyens sont
inséparables de leurs devoirs, les garanties qui sont accordées aux magistrats doivent être
associées à des obligations strictes. Au nom de notre éthique, au nom des valeurs du
service public et de l’État, qui ne pourront jamais se confondre avec celles de l’entreprise, il
est un certain nombre de notions que ce rendez-vous de dé
but d’année me permet de
rappeler. Elles tournent toutes autour du concept de « procès équitable », qui est une des
clefs de voûte du respect des droits de l’homme par le juge
Ces notions, Pierre Arpaillange s’était attaché à les transformer en véritabl
es principes
d’action pour les juridictions financières.
Il avait ainsi constitué un groupe de travail composé de magistrats de la Cour, et ayant pour
but de formuler des propositions pour que le respect du principe contradictoire soit garanti,
aussi bien dans les méthodes de travail de la Cour que dans celles des chambres régionales
des comptes.
En parallèle de ses initiatives au sein de la Cour, il aurait aussi inspiré, par l’intermédiaire de
M. René Dosière, député et membre de la commission des lois,
le vote d’un article de la loi
29 janvier 1993, dite loi Sapin «
1 », relative à la prévention de la corruption et à la
transparence de la vie économique et des procédures publiques, selon lequel :
«ٔ
les arrêts,
rapports et observations de la Cour des com
ptes sont délibérés après l’audition à sa
demande, de la personne concernée ».
En février 1993, quelques jours après la publication de cette loi, un arrêté et une note du
Premier président Pierre Arpaillange fixaient un nouveau cadre méthodologique pour les
travaux des juridictions financières.
Dans un laps de temps court, Pierre Arpaillange avait ainsi donné une impulsion essentielle,
un élan qui a inspiré par la suite de nombreux ajustements de nos méthodes, toujours dans
le sens de l’approfondissement
des droits de la défense.
Je ne voudrais pas que vous ne reteniez, du trop bref passage de Pierre Arpaillange dans
les murs du Palais Cambon, que son action en termes de procédure juridictionnelle si je puis
dire. Il suffit de relire les discours qu’il prononçait d’une voix douce et pondérée mais avec
l’intelligence de sa conviction, pour mesurer l’étendue des projets et des ambitions qu’il
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nourrissait pour la Cour. Nul doute que s’il y siégeait aujourd’hui, il serait heureusement
surpris de constater que
bien des réformes qu’il avait projetées font désormais partie de
notre quotidien, fussent-elles inscrites dans la Constitution, la loi, le règlement ou plus
simplement dans le vécu des relations humaines.
Dès 1990, il fit preuve de prémonition et d’innova
tion en invitant la Cour à se lancer dans
l’évaluation des politiques publiques. C’est désormais une mission que nous assigne la
Constitution. Il fut très vite frappé par le fait que la Cour n’assortissait pas assez ses
observations de recommandations, et
qu’au demeurant, ces dernières n’étaient guère mises
en œuvre par les destinataires. Il lança le processus du « suivi des recommandations »,
aujourd’hui pleinement banalisé. Comme son prédécesseur, il émit le souhait de pouvoir
publier le rapport public en plusieurs fascicules distincts, ouvrant ainsi la voie aux rapports
publics thématiques et à la grande variété des publications de la Cour telle que nous la
pratiquons aujourd’hui.
Avec une certaine audace pour l’époque, il émit l’idée de poursuivre et re
nforcer les liens qui
unissent la Cour aux assemblées parlementaires. La Cour, selon lui, devant demeurer « un
interlocuteur attentif et assidu des présidents des commissions des finances et de leurs
rapporteurs généraux ». C’est la LOLF qui marquera l’aboutissement dynamique d’un tel
projet.
Et Pierre Arpaillange osait davantage puisqu’en janvier 1993, peu avant de partir en retraite,
il déclarait, en audience solennelle devant les plus hautes personnalités de la République,
que la Cour
je cite « était prête, avec son indépendance et sa collégialité, à répondre à
toute décision du Parlement visant à lui confier le contrôle
a posteriori
des comptes des
assemblées
». On n’en est pas encore tout à fait là, même si la Cour procède déjà depuis
quelques années
, à leur demande, à la certification des comptes de l’Assemblée nationale et
du Sénat.
Lors de cette audience de 1993, par laquelle Pierre Arpaillange prenait congé de la Cour, il
sut tracer des perspectives d’avenir d’une grande lucidité pour la juridict
ion et ses membres.
Il voulait qu’on poursuive l’informatisation des moyens de travail des magistrats, chacun
pouvant être doté, à l’instar des Canadiens, d’un micro
-
ordinateur et d’un système d’accès
aux pièces justificatives comptables -informatisé- on d
irait numérisé aujourd’hui. Cela paraît
évident pour les auditeurs de 2017, c’était audacieux pour ceux de 1993 !
Autre idée limpide et évidente : l’élaboration d’un statut pour les magistrats de la Cour, en
retard, sur ce point, sur ceux des chambres régionales et territoriales, ainsi que la création
d’un Conseil supérieur. Ces réformes sont accomplies à ce jour, mais nul doute que Pierre
Arpaillange aura, par la lucidité et la clairvoyance de ses propos, contribué à les faire
avancer et aboutir.
Le temp
s me manque pour évoquer l’action de ce Premier président au niveau international :
son souci de voir la Cour retenue pour exercer les mandats de commissaire aux comptes
des grandes institutions internationales, notamment onusiennes ; son vif intérêt pour affirmer
le modèle français d’institution supérieure de contrôle au sein des organisations
internationales des institutions supérieures de contrôle. En outre, Pierre Arpaillange fut un
premier président très attentif au développement, à l’affirmation et à
la défense des
chambres régionales et territoriales des comptes, en qui il voyait selon ses propres termes
« un rempart et une garantie à la nécessaire démocratie locale ».
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Voilà, en trop peu de mots, retracé le mandat que Pierre Arpaillange aura accompli à la tête
de la Cour des comptes. En peu de temps somme tout, il aura su poursuivre la longue
marche de réformes et d’adaptation que ses prédécesseurs avaient engagée ; il aura
transmis à ses successeurs, Pierre Joxe, François Logerot, Philippe Séguin et moi-même,
les bases et les principes dont ils ont pu s’inspirer, marquant ainsi fortement l’histoire d’une
institution qui sait ce qu’elle lui doit, et à laquelle il sut rester fidèle.
Je vous remercie.