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Allocution de Didier Migaud,
Premier président de la Cour des comptes
Clôture du colloque Cour-
Conseil d’É
tat
La simplification du droit et de l’action administrative
Vendredi 16 décembre 2016 à 17h30,
Conseil d’État
Monsieur le Vice-président du
Conseil d’
État,
Madame et messieurs les présidents,
Mes chers collègues,
Mesdames, Messieurs,
Je me réjouis de constater que vous avez été nombreux à participer à ce colloque. Je suis
particulièrement heureux qu’il ait pu être organisé conjointement ave
c
le Conseil d’É
tat, et je
vous remercie, monsieur le Vice-président, de nous avoir accueillis dans le cadre magnifique
du Palais-Royal. Je tiens également à remercier chaleureusement Maryvonne de Saint-
Pulgent, présidente de la section du rapport et des ét
udes du Conseil d’
État, ainsi que
Patrick Gérard, président adjoint de cette même section, et Henri Paul, président de
chambre et rapporteur général du comité du rapport public et des programmes de la Cour
des Comptes. Leur investissement personnel et le travail préparatoire de grande qualité
mené par les équipes de nos deux institutions ont permis que cet événement se déroule
dans les meilleures conditions. De manière générale, je voudrais souligner l’étroitesse des
liens qui continuent d’unir le Conseil d’
État et la Cour des comptes, qui trouve son origine
dans notre souci commun
de contribuer activement à la cohérence et à l’efficacité de l’action
publique.
*
Je n’ai pas à vous en convaincre
: le thème du colloque auquel vous avez assisté aujourd’hui
sou
lève des enjeux cruciaux et étroitement imbriqués. Ces enjeux sont ceux de l’efficacité et
de l’efficience des politiques publiques, de la qualité de la relation des citoyens avec leurs
administrations et,
in fine
, de la solidité de notre pacte républicain.
En effet, la
simplification du droit et de l’action administrative n’a de sens que dans la
mesure où elle permet de répondre à ces enjeux
, dont l’importance est grandissante dans
le contexte politique, économique et social qui est le nôtre.
C’est parce que la démarche de simplification est l’un des moyens propres à augmenter
l’efficacité et l’efficience des services publics qu’elle revêt une importance considérable dans
les travaux des juridictions financières, et qu’elle sous
-tend de plus en plus les observations
que formulent les magistrats des comptes. Je sais que les différentes tables-rondes
auxquelles vous avez assisté ont d’ailleurs permis à plusieurs d’entre eux d’exposer les
constats et les recommandations émises dans ce sens par notre institution.
Je me bornerai donc ce soir à compléter ces éléments et à esquisser ainsi les grands
traits de la doctrine que les juridictions financières construisent progressivement en
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matière de simplification. Ma brève intervention sera structurée autour de deux
messages principaux.
Le premier portera sur la finalité des démarches de simplification et
montrera que celles-ci demeurent insuffisamment engagées par les décideurs publics. Le
second exposera quelques voies de simplification identifiées par les juridictions financières
dans le cadre de leurs travaux.
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Tout d’abord,
en matière de simplification, un fossé sépare bien trop souvent les
intentions affichées et les actes.
« Mantra »
de la communication publique des années récentes, la démarche de
simplif
ication s’est progressivement imposée dans les discours comme une fin en soi, et la
question de ses objectifs est devenue secondaire. Or, avant de se demander comment
simplifier, il paraît essentiel de se demander pourquoi des efforts sont nécessaires.
V
ous le savez, la complexité du droit et de l’action administrative ne constitue pas un
problème en soi
. Comme le Conseil d’
État
a eu l’occasion de le souligner dans son étude
annuelle de 2016,
il faut toujours s’interroger sur l’origine de la complexité que l’on
constate.
Un droit qui prévoit des cas de figure variés
n’est ainsi «
pas toujours moins clair
qu’une norme unique applicable à des situations très diverses
».
La brièveté d’un texte, la
légèreté d’un code ne sont pas forcément la marque d’un droit
de qualité
. De même,
une action administrative qui vise à s’adapter à la diversité des situations de ses
bénéficiaires ne peut faire l’économie d’une certaine complexité.
En revanche, et c’est là tout l’enjeu du colloque d’aujourd’hui
: le degré de raffinement des
normes et de l’action administrative
ne doit pas excéder le niveau strictement nécessaire
pour garantir l’efficacité des politiques publiques
,
et donc pour répondre aux besoins
de leurs usagers.
Ce principe, que certains désignent sous l’appel
lation de « principe de parcimonie », tire
d’ailleurs son origine de réflexions légèrement plus anciennes que les nôtres. En 1319,
déjà,
Guillaume d’Ockham reprenait ainsi les enseignements de l’Antiquité en affirmant que «
la
pluralité ne
devait
être posée sans nécessité ».
Or, pour distinguer ce qui est nécessaire de ce qui est inutile, voire contre-productif, il existe
un
critère d’analyse simple
que les juridictions financières utilisent quotidiennement dans
l’exercice de leur mission de contrôle et
d’évaluation des politiques publiques. Ce critère peut
être formulé sous la forme de la question suivante : dans quelle mesure les dispositifs prévus
sont-ils
adaptés aux besoins de leurs utilisateurs
?
Il me semble en effet que l’
attention portée au point de vue des bénéficiaires
d’une
politique publique, et plus généralement, aux résultats obtenus plutôt qu’aux moyens utilisés,
est le
garde-fou le plus efficace contre toute complexité inutile
. De ce fait, elle est une
des
clés de la modernisation des services publics
. Je reviendrai par la suite sur ce point.
En définitive, simplifier à bon escient, c’est veiller à l’intelligibilité et, partant, à la
transparence de l’action publique. En ce sens, cette démarche permet de faire vivre le
principe consacr
é par l’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen,
selon lequel « la Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son
administration
». C’est la raison pour laquelle les juridictions financières, qui sont les
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garantes
de l’application de ce principe suprême, ont à cœur de mettre en évidence les
besoins de simplification et les pistes qui permettraient d’y répondre.
De nombreux rapports des juridictions financières mettent en effet en évidence des
complexités coûteuses et contre-productives
, tant pour les collectivités publiques que
pour leurs usagers.
Le
rapport sur la collecte des prélèvements versés par les entreprises
, que nous avons
publié en juillet 2016, souligne ainsi le
grand éclatement de ces prélèvements,
dont les
rendements sont par ailleurs très inégaux. Il met en lumière la multiplicité des démarches
administratives qui doivent être effectuées et
le coût qui résulte de cette complexité pour
les entreprises
.
Construite par sédimentation normative et administrative
, la collecte de
ces prélèvements fiscaux et sociaux constitue un
exemple marquant de l’inadéquation
des instruments d’une action publique avec ce qui devrait être son objectif
en
l’occurrence, concilier la contribution financière des employeurs
et la préservation de la
compétitivité des entreprises.
Or,
deux facteurs principaux
contribuent à la complexité des normes et des dispositifs
administratifs qui en découle
: leur
multiplicité
, qui rend difficile leur articulation, et le
défaut
d’évaluat
ion
de leur impact.
Je prendrai deux exemples pour illustrer mon propos.
Dans son
rapport sur les finances publiques locales de 2015
, la Cour a observé que
les
décisions de l’
État
, qu’elles soient de nature législative ou réglementaire, avaient un impac
t
financier et organisationnel majeur, mal anticipé, sur les collectivités locales. Ainsi, le coût de
mise aux normes des arrêts de bus ou de tramway s’élèvera en moyenne à 453
millions
d’euros par an pour la période 2015 à 2019 –
cette dépense devant être ajoutée aux
conséquences financières d’autres mesures mises en place de façon simultanée, comme la
réforme des rythmes scolaires, les mesures de gestion de la fonction publique et la
revalorisation du revenu de solidarité active. Or, la Cour a souligné que
ces impacts
financiers étaient mal anticipés par les instances chargées de leur évaluation.
Les conséquences cumulées de la multiplication des normes et des dispositifs nouveaux, de
leur faible évaluation, ont également été mises en lumière par le
rapp
ort sur l’efficience
des dépenses fiscales relatives au développement durable
, que la Cour a remis au
Parlement en septembre 2016. Il y apparaît que les dispositifs fiscaux ont été
accumulés
sans cohérence
, en nombre important, et que leurs coûts ont été mal documentés, avec
des écarts parfois considérables entre les prévisions et la réalité des dépenses. Ce défaut de
préparation, couplé à un manque d’évaluation en aval, a conduit à une grande complexité du
paysage des dépenses fiscales, dont l’efficacité g
lobale en matière de développement
durable est très discutable.
En effet, l’effet positif de ces dépenses est contrebalancé par
l’effet négatif des nombreuses autres exonérations fiscales portant sur la consommation
par
exemple de carburant et destinées à
soutenir des secteurs variés comme l’agriculture, les
transports routiers ou les taxis.
Coûteuse, contre-
productive, la complexité peut également être un facteur d’inégalité
entre les bénéficiaires d’une politique publique. C’est ce qui a été souligné pa
r un référé sur
les
minima
sociaux que j’ai adressé au Premier ministre en 2015. Des incohérences fortes
marquent les neuf différentes prestations, notamment du fait de la disparité de leurs modes
de calcul et des conditions d’éligibilité qu’elles prévoien
t. Par ailleurs, le taux de recours à
ces prestations est obéré par la complexité des démarches administratives nécessaires à
l’ouverture des droits, en particulier pour les personnes les plus en difficulté.
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Pour que cette situation évolue, les juridi
ctions financières s’attachent à formuler des
recommandations justes et réalistes au regard des contraintes qui pèsent sur les
responsables publics. Elles ont pour objectif de soutenir les efforts de simplification
déjà engagés par les responsables publics et de déclencher des réformes là où elles
n’ont pas été initiées.
Ce sera mon deuxième et dernier message.
Vous le savez, les juridictions financières ne se contentent pas de mettre en exergue tout ce
qui fonctionne mal. En matière de simplification, el
les ont eu l’occasion de saluer plusieurs
progrès notables intervenus au cours des années récentes
. Ainsi, le
rapport de 2012
sur les relations de l’administration fiscale avec les particuliers et les entreprises
soulignait les efforts de modernisation et les succès rencontrés par la nouvelle direction
générale des finances publiques
. De même, l’insertion du
rapport public annuel de 2015
relative à la réforme de la carte judiciaire
saluait l’effectivité de cett
e réforme, et son coût
maîtrisé, même s’il faut
vraisemblablement la prolonger.
Pour autant, la Cour constate qu’
un grand nombre des efforts de simplification engagés
se sont arrêtés au milieu du gué
. C’est le cas, par exemple, du déploiement des services
publics numériques, qui a été analysé par un rapport remis au Parlement en 2016. Si plus de
80% des français sont équipés en outils informatiques, seuls 44% d’entre eux utilisent les
services publics numériques. L
’ambition de dématérialisation s’est révélée incomplète e
t elle
n’a pas systématiquement
entraîné
loin s’en faut
-
une simplification des procédures
administratives pour les usagers.
Pour permettre aux démarches de simplification en cours de tenir toutes leurs promesses et
pour encourager leur lancement là où elles n’existent pas,
nous nous attachons à formuler
des recommandations pragmatiques, qui prennent en compte les contraintes juridiques et
financières des administrations. Je me limiterai à évoquer rapidement quelques exemples de
ces recommandations.
Comme je l’ai déjà souligné, la
préparation des réformes, et donc la préparation de leur
inscription dans le droit, souffre de défauts qui expliquent la mauvaise qualité de nos
normes
.
Au risque de me montrer un peu provocateur
mais je sais que le Vice-président du Conseil
d’
État ne me contredira pas
, le
premier défaut des réformes tient à l’addition même de
réformes mal préparées, mal outillées par un droit de mauvaise qualité
. Le Conseil
d’
État
, dans l’étude que j’ai déjà citée, fait état, à raison, d’un «
emballement de la production
normative
». En me fondant sur les observations de la Cour, je ne peux que partager ce
constat, et appeler à la
maîtrise du volume des projets de loi et des textes
réglementaires
qu’ils prévoient.
En poussant encore un peu plus loin cette provocation raisonnable, je dirais même que le
temps qui serait ainsi dégagé pourrait être consacré par les responsables publics à
l’
évaluation
ex-post
de ce qui existe déjà. En effet, la Cour a souvent l’occasion de
souligner le
manque criant d’évaluation dont souf
frent nos politiques publiques
. Ce
manque révèle en réalité, on peut le regretter, que
le regard des responsables publics ne
porte pas assez sur les résultats des politiques
, sur leur capacité à répondre aux besoins
des citoyens. Vous le savez, cette ambit
ion de réorienter l’action publique par la recherche
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de résultats tangibles était pourtant déjà au cœur des évolutions profondes emportées par la
loi organique relative aux lois de finances de 2001. Quinze ans plus tard, je ne peux que
souhaiter que les décideurs publics adoptent rapidement et réellement le réflexe de
l’évaluation. L’étape d’après étant d’ailleurs d’en tenir compte, ce qui est loin d’être le cas.
Parallèlement à ces efforts, il sera nécessaire de
poursuivre la simplification des modes
de production du droit
, ambition délicate à poursuivre, mais dont les effets peuvent être
extrêmement bénéfiques, à la fois pour les responsables publics et pour les usagers.
Au cours des derniers mois, l’institution que je dirige a en effet eu l’occasion de
s’appliquer à
elle-même ses propres recommandations, de «
s’administrer à elle
-même sa propre
potion », en conduisant un travail de
simplification ambitieuse du code des juridictions
financières
, qui contenait de nombreuses dispositions inutiles ou devenues obsolètes. Je
suis heureux de constater qu’à l’issue de ce travail, avec l’aide du Conseil d’
État dans sa
fonction consultative, notre code aura considérablement gagné
, en tout cas nous l’espérons,
en intelligibilité, à la fois pour les magistrats qui l
’appliquent et pour les administrations
contrôlées.
En ce qui concerne le
contenu des réformes
, la Cour est souvent conduite à indiquer que
le
principe de l’expérimentation
devrait être bien davantage appliqué. En effet, ce n’est
qu’en
tirant les enseign
ements des essais et des éventuels échecs constatés que l’on
parvient aux grands succès
. L’adoption d’une approche plus pragmatique, que certains
qualifient d’«
agile
», permettrait
ainsi de redessiner l’action publique
en fonction de sa
capacité à répondre aux besoins de ses usagers
. J’en suis persuadé
: si les réformes
étaient abordées autrement, si leur pertinence était
étayée par des études d’impact
suffisantes et illustrées par les résultats des expérimentations menées
, le rapport
public annuel de la Cour des comptes serait rempli de bien moins de constats négatifs.
Pour s’assurer en amont de l’efficacité des réformes que l’on prévoit et
de leur bonne
articulation, il est également nécessaire de
fluidifier la circulation de l’information
entre
les différentes administrations concernées. Nos rapports le montrent en effet : les
incohérences constatées dans le droit correspondent souvent à un
défaut de
communication
entre les ministères chargés de l’élaborer.
Plus généralement, à l’heure où la France s’est engagée dans le Partenariat pour un
Gouvernement ouvert, cette initiative multilatérale qui vise à accroître la transparence de
l’action publique, l’
enjeu du partage de leurs données doit être pris au sérieux par les
administrations
. La mise à dispos
ition des autres administrations et des citoyens d’une
information fiable
, notamment à travers les dispositifs d’
open data
, constitue en effet un
préalable indispensable à la construction de diagnostics partagés sur
les résultats de l’action
publique.
*
En conclusion, je voudrais souligner qu’une véritable simplification du droit et de l’action
administrative ne pourra résulter que d’efforts considérables et conduits dans la durée. Ces
efforts devront porter à la fois sur la méthode avec laquelle nos réformes sont pensées et
mises en œuvre, et sur la façon dont peuvent être modernisés des dispositifs déjà anciens.
Les juridictions financières continueront à accompagner dans leur démarche les
réformateurs de l’action publique, dont je sais qu’ils ont été no
mbreux à participer à ce
colloque et je tiens à les
saluer. Les moments d’échanges, surtout lorsqu’ils sont aussi
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réussis et stimulant que notre colloque d’aujourd’hui, resteront essentiels pour permettre à
chacun
administrateurs, juges, conseillers
d’œuvrer à une meilleure performance
,
efficience et efficacité de nos politiques publiques. À nous de nous efforcer de les éclairer
autant que faire se peut.
Je vous remercie pour votre attention.