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Discours de Didier Migaud,
Premier président de la Cour des comptes
Audience solennelle de rentrée
jeudi 15 janvier 2015
Messieurs les présidents, Mesdames, messieurs les ministres, Mesdames, messieurs les
hautes personnalités présentes, Mesdames et messieurs,
L’audience solennelle de rentrée de la Cour est traditionnellement l’occasion d’évoquer les
défis que les gestionnaires publics doivent relever pour redresser la situation toujours
dégradée de nos finances publiques. Mais, à quelques jours de la présentation de notre
rapport public annuel et dans le contexte qui marque notre pays, il me semble surtout
important de mettre en perspective la contribution de la Cour au service des enjeux
qu’affronte aujourd’hui notre République.
La Cour des comptes a pour mission de veiller au bon usage de l’argent public.
La
Constitution lui commande d’éclairer, par ses rapports publics, le citoyen. Elle est à ce titre
souvent conduite à souligner les dysfonctionnements, à relever les manques, à
recommander des progrès. Elle ne méconnaît pour autant aucunement les très grands
mérites de nos agents publics, le dévouement de nos forces de sécurité et de nos soldats,
l’engagement de nos enseignants, l’initiative et l’esprit de solidarité qui expliquent si souvent
le choix de rejoindre le service public.
Je veux le redire aujourd’hui très solennellement devant vous : sans renoncer en rien à
contribuer par leurs contrôles à la transparence et à la qualité de la gestion publique qui est
l’une des forces d’un État démocratique, les juridictions financières pa
rtagent avec les
administrations et les agents publics les valeurs et l’éthique du service public. Elles sont
engagées avec eux, comme avec tous nos concitoyens, dans la défense des valeurs que le
législateur de 1789 a consacrées dans la Déclaration des dr
oits de l’homme et du citoyen.
Gravé au-dessus de nous dans cette enceinte, son article 15 en témoigne.
Dans mon propos, j’insisterai sur quatre points.
La période que nous vivons oblige les services et les agents publics à l’exemplarité et à
l’efficacité. Elle impose de veiller à la crédibilité de l’action publique auprès de nos
concitoyens comme de nos partenaires européens et internationaux. Cette période appelle
un engagement résolu en faveur de l’amélioration possible de notre action publique. Enfin,
elle marque le temps de choix plus nets concernant le rôle, les missions et les moyens des
services publics.
La semaine dernière, des terroristes ont frappé notre République en ce qu’elle a de plus
précieux : ses femmes et ses hommes, libres : des journalistes, acteurs de la liberté
d’expression ; des clients d’un supermarché, en raison de leur confession ; trois policiers,
agents publics, garants de la sécurité de tous, protecteurs du «
vivre ensemble
». Notre
réponse, individuelle et collective, s’est m
anifestée de manière éclatante, en particulier lors
de la marche du 11 janvier.
Seul le prononcé fait foi
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C’est celle d’un engagement résolu en faveur d’une République forte, protectrice de toutes
les libertés et attentive à chacun de ceux qui la composent. Une République qui met au
sommet de ses priorités la liberté, la sécurité, e
t la résistance à l’oppression
. Une
République qui défend l’égalité
,
la laïcité, et qui s’affirme unie et solidaire.
La période nous oblige d’abord à faire preuve d’exemplarité. Ce sujet nous est
communé
ment précieux. Chacun d’entre nous, acteurs publics, doit faire en sorte que son
comportement soit conforme à l’éthique et à la déontologie des métiers qui sont les siens.
Les juridictions financières prennent leur part de cet effort, en s’attachant à rem
plir
effectivement et efficacement leurs missions. C’est de cette manière qu’elles défendent, à
leur place, les valeurs et les principes de la République. Cette exigence, la Cour la porte en
premier lieu pour elle-
même Les juridictions financières s’assurent par ailleurs qu’elle est
bien intégrée par tous les gestionnaires publics.
Comme le législateur les y a invitées, les juridictions financières se sont ainsi dotées d’un
corpus de normes professionnelles. Conformément aux dispositions de la loi et aux règles
internationales qui s’imposent aux institutions supérieures de contrôle des finances
publiques, j’ai arrêté en décembre dernier le recueil des normes qui sont en vigueur dès à
présent. Ce recueil, qui comporte en annexe notre charte de déontologie, a été remis aux
personnels de contrôle en fin d’année 2014. Accessibles sur le site internet de la Cour, ces
normes seront connues des organismes contrôlés, leur offrant ainsi une garantie
supplémentaire. Elles visent à permettre le bon déroulement des travaux des juridictions
financières et représentent aussi, à ce titre, une garantie pour les citoyens et une sécurité
pour les magistrats eux-mêmes.
Les juridictions financières veillent aussi à la probité et à l’intégrité des décideurs publics.
Elles s’atta
chent à relever les irrégularités de gestion. Elles continueront naturellement à
jouer ce rôle. Et, dans le respect de la Constitution, elles sont prêtes à y prendre une part
supplémentaire, si le législateur devait décider de lui confier de nouvelles missions en faveur
de l’exemplarité des décideurs publics, notamment à travers la Cour de discipline budgétaire
et financière, comme le propose effectivement le rapport Nadal.
L’époque nous oblige aussi à veiller au crédit de l’action publique.
Nos concitoyens sont vigilants à ce que les intentions et les
annonces soient suivies d’effets.
Ils sont attentifs à la cohérence entre les intentions et les actions. Ils exigent, à juste titre
puisqu’ils y contribuent financièrement, que l’action publique débouche sur des résultats
tangibles et concrets, dans leur vie de tous les jours. Or, lorsque je présente les travaux
réalisés par la Cour, j’ai trop souvent l’occasion d
e faire observer un décalage entre les
objectifs affichés, les moyens qui leur sont consacrés et les résultats obtenus ; et de
regretter une certaine indifférence vis-à-vis de ces faibles performances de beaucoup de nos
politiques publiques. Notre pays consacre encore souvent des moyens équivalents voire
supérieurs à nos voisins pour une politique publique donnée, sans que les résultats obtenus
soient à l
a hauteur des moyens investis. C’est cet état de fait, qui justifie la conduite de
réformes !
Nos partenaires internationaux s’attendent eux aussi à ce que nos engagements de finances
publiques soient respectés. En particulier, pour continuer d’être crédi
ble, notre politique doit
se fonder sur des prévisions économiques et financières réalistes. À ce titre, je veux saluer,
Seul le prononcé fait foi
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même si elle est venue tard, l’opération «
vérité
» engagée par le Gouvernement en
septembre 2014 sur la réalité de l’ampleur des défic
its.
Dans une période où nos concitoyens, et de plus en plus souvent nos partenaires
internationaux, peuvent parfois douter de notre capacité à tenir nos engagements, le crédit
de l’action publique peut ainsi être renforcé par la reconnaissance de la réal
ité et
l’engagement de réformes ; il peut aussi être conforté par l’évaluation impartiale et sans
concession qu’en font les juridictions financières.
Par le contrôle des organismes publics et l’évaluation des politiques publiques, la Cour
s’efforce de contribuer à cette crédibilité de l’action publique. Elle s’attache à vérifier, en
toute indépendance, si les actions sont cohérentes, si les moyens sont adaptés et si les
objectifs fixés sont atteints. En faisant cela, elle ne sort pas de son rôle : elle rem
plit l’office
du juge des comptes qui découle de l’article 15 que j’ai déjà cité. Cette mission, confirmée
par la révision constitutionnelle de 2008, n’est ni de fixer les objectifs ni de prendre les
décisions
celles-ci relèvent des autorités politiques -
mais seulement d’éclairer, par ses
rapports, le citoyen et les décideurs, afin que le socle de confiance démocratique en soit
renforcé.
Bien sûr, en remplissant cet office, les juridictions financières sont régulièrement conduites à
mettre l’accent sur ce qui ne fonctionne pas.
Mais leurs travaux
montrent aussi que nous disposons d’une administration de haut niveau.
Bien souvent ils sont l’occasion de constater que l’innovation, la prise de risque, la volonté
de simplifier, que les agents publics eux-mêmes aimeraient incarner, sont entravées. Elles
sont entravées par des mécanismes de décision trop verticaux, des coordinations
interministérielles défaillantes, des lourdeurs administratives certaines qu’aucune loi ni
décret ne prévoit. Aucune loi ni décret ne les prévoit et, pourtant, l’habitude les
fait perdurer
et parfois prospérer.
L’auteur de la loi organique relative aux lois de finances que je suis, avec Alain Lambert, ne
reconnaît pas toujours l’esprit et les objectifs qui ont présidé à son adoption.
Par ailleurs, la Cour analyse très attentivement les suites qui sont données à ses travaux. Le
rapport public annuel, que je remettrai le mois prochain aux pouvoirs publics sera l’occasion
de les évoquer, ainsi que les enjeux soulevés par la situation des finances publiques.
Chaque année, la Cour
constate des manifestations de l’inertie administrative, mais elle
salue aussi l’énergie fournie par les administrations publiques pour appliquer concrètement
nos recommandations, que ce soit de la part des services de l’État, des collectivités
territoriales
des organismes de sécurité sociale. J’en veux pour preuve, par exemple, les
progrès constatés au fil des ans en matière de certification des comptes publics.
Les juridictions financières sont aussi tenues, c’est leur mission de souligner les marges de
progrès qui existent.
L’action publique peut prendre de multiples formes. L’organisation et le fonctionnement des
organismes qui y concourent sont souvent complexes, à l’image du monde dans lequel nous
vivons. Je veux redire la nécessité de mettre en œuvr
e des politiques plus efficaces et plus
efficientes. Notre service public doit continuellement s’adapter pour être en phase avec les
besoins de nos concitoyens.
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Dans une société et une économie ouvertes, la transversalité des approches, la meilleure
circulation de l’information entre les administrations, le partage des efforts et les recherches
de mutualisation des démarches sont autant de voies pour atteindre cet objectif. Bien
souvent il n’est pas besoin de moyens supplémentaires. Il convient l
e plus souvent de mieux
les utiliser ou les répartir.
Pour y parvenir, des choix sont nécessaires. Ces choix devraient d’abord porter sur les
missions des collectivités publiques.
La question se pose notamment des domaines dans lesquels l’action de l’Éta
t est prioritaire,
légitime, utile et pertinente. Je forme
le vœu que la revue des missions conduit par le
Gouvernement produira des résultats. Dans le contexte budgétaire actuel, l’État ne peut en
effet pas se permettre de poursuivre des missions dont l’utilité n’est plus démontrée. À
l’heure d’une nouvelle étape de décentralisation et du numérique, il ne peut pas rester
organisé comme il a pu l’être au XXe, voire au XIXe siècle dans certains cas. Il prendrait le
risque de fragiliser ses missions régaliennes ou son rôle en faveur de la cohésion et de la
solidarité. Il prendrait le risque de se retrouver en décalage avec les attentes de la société.
Les récents travaux de la Cour ont aussi mis en évidence la nécessité d’une meilleure
répartition des missions
entre l’État et les collectivités territoriales, mais aussi entre les
différents niveaux de collectivités territoriales. Dès lors, les débats parlementaires sur la
nouvelle organisation territoriale seront décisifs. Et les nouveaux textes devront faire primer
l
’intérêt général,
au-delà des intérêts locaux, ou encore des intérêts particuliers ou des
corporatismes.
Il serait par ailleurs dommage que les décisions de gestion soient dictées par de pures
logiques de concurrence entre collectivités publiques. Les juridictions financières ont eu
l’occasion d’appeler les pouvoirs publics à adopter une attitude plus réaliste et plus
rationnelle, y compris en ce qui concerne les investissements publics. Car un investissement
n’est pas vertueux par principe. Un investissement est d’autant plus vertueux qu’il est produit
avec le souci de l’efficacité et de l’efficience, qu’il améliore réellement le service rendu et que
les dépenses de fonctionnement qu’il entraîne ont été correctement anticipées. La Cour l’a
récemment démontré au sujet de la grande vitesse ferroviaire.
Ces choix ne s’imposent pas au nom d’une contrainte, subie ou importée, sur l’équilibre de
nos finances publiques ou d’une «
obsession comptable
» qu
on me reproche parfois. Ils
s’imposent, si j’ose dire de l’intérieur, si n
otre pays veut préserver sa
souveraineté, c’est
-à-
dire précisément sa capacité à faire des choix.
Je veux rappeler un autre article de la Déclaration des droits de l’homme
et du citoyen,
l’article 14 : «
Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs
représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre
l'emploi
». Il revient bien sûr à la représentation nationale, monsieur le président du Sénat,
monsieur le président de l’Assemblée nationale, de convaincre no
s concitoyens de la
nécessité de la contribution publique en l’employant le mieux possible. Il appartient au
Parlement de préserver ce consentement à l’impôt, qui est l’un des fondements essentiels de
notre démocratie.
Sous l’effet de déficits persistants, l’endettement a connu une progression ininterrompue.
Elle tend, certes, à passer aujourd’hui au second plan, en raison des niveaux
exceptionnellement bas auxquels la France se finance sur les marchés. Mais cette situation
paradoxale ne durera pas éternellement.
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C’est pourquoi toutes les composantes des finances publiques doivent prendre leur part des
efforts à consentir.
L’État, bien sûr, tout en veillant à choisir parmi les missions qu’il doit exercer à
l’avenir et à ne pas fragiliser ses fonctions réga
liennes.
Les collectivités locales, parce que nos concitoyens, attachés à la proximité, sont
aussi de plus en plus sensibles à l’efficience de cette action publique de proximité.
Les organismes de sécurité sociale, enfin, parce que notre modèle social ne pourra
s’accommoder durablement de déficits qui font porter sur les générations futures le
coût de la protection des générations actuelles.
La solidarité nationale est un élément majeur du pacte républicain et la garante de la
cohésion sociale de notre p
ays. Mais c’est un acquis fragilisé par des déficits permanents
depuis 2002. La permanence de déficits sociaux est pernicieuse. Elle ronge comme un
poison à effet lent la légitimité même de notre système de sécurité sociale dont nous allons
cette année célébrer le 70e anniversaire.
Mesdames, Messieurs,
Ce que démontrent les tragiques événements de la semaine dernière, c’est que la
République doit se montrer forte dans sa capacité à préserver les libertés, dans sa capacité
à ne laisser personne au bord du chemin et dans sa capacité à garantir la sécurité de
chacun.
Ce que démontre notre réaction collective, c’est que les énergies sont là, prêtes à s’engager
en faveur de notre modèle de société, et qu’elles sont prêtes à se mobiliser pour contribuer à
la réforme.
Soyez assurés que les personnels des juridictions financières souhaitent prendre toute leur
part à cet élan. Ils s’engagent au quotidien au service de la mission qui leur est confiée :
éclairer les citoyens et les décideurs. Ne vous arrêtez pas aux titres de journaux parfois
réducteurs : la Cour «
n’épingle
» pas ; la Cour «
ne tacle
» pas davantage ; la Cour «
n’impose
» ni «
n’exige
» évidemment rien. Elle formule tout simplement, à partir des
constats qu’elle fait et après contradiction, des observations, des pistes d’améliorations. Elle
veut, de manière constructive, soutenir, dans leurs démarches, celles et ceux qui ont pour
objectif d’améliorer l’action publique.
Ne nous y trompons pas. Les choix collectifs auxquels nous devrons procéder, ce n
’est pas
la Cour qui les fera. La Cour est au service de la République, dans le respect des textes
fondamentaux qui la régissent. Elle est particulièrement attachée au principe de séparation
des pouvoirs. En définitive, elle sait que
c’est bien aux représe
ntants du suffrage universel
qu’il appartient de prendre les décisions qu’ils jugent appropriées.
Au-delà de leur rôle de contrôle, les magistrats de la Cour
et de l’ensemble des CRTC
veulent être utiles à la collectivité en éclairant le débat, en avançant des pistes
d’amélioration. En somme, en mettant les responsables publics et les partenaires sociaux en
mesure de faire des choix. C’est dans cet esprit que la Cour a récemment apporté sa
contribution, dans la perspective des négociations entre les partenaires sociaux sur les
régimes de retraite complémentaire.
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Les magistrats de la Cour sont convaincus que la France peut se réformer, à condition que
l’action publique soit guidée par des objectifs d’intérêt général clairement définis et que
chacun accepte de consentir des efforts partagés. Ils constatent que chaque fois que tel est
le cas, notre pays avance. C’est, je le crois, à cette condition seule, que nous préserverons
la souveraineté de notre État, la capacité des acteurs publics à agir dans les domaines
prioritaires, qu’il s’agisse du système éducatif dont tout dépend, ou du soutien aux publics
les plus fragiles.
Je forme le vœu que 2015 soit pour chacune et chacun une année de choix, d’engagements
tenus et de défis relevés. Et que les travaux des juridictions financières y contribuent en
étant lus, entendus et écoutés avec une attention plus grande et plus déterminée encore. Je
vous remercie de votre attention.