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Mardi 27 octobre 2009
Présentation à la presse du rapport public thématique
relatif à la conduite par l’Etat de la décentralisation
Intervention de Philippe Séguin,
Premier Président
Mesdames et Messieurs,
Je suis très heureux de vous accueillir à la Cour pour la présentation du rapport public
thématique que nous venons d'arrêter sur l’Etat face à la décentralisation.
La Cour a beaucoup écrit au cours des vingt dernières années sur des thèmes liés à la
décentralisation : intercommunalité, transports publics urbains, aéroports, ports, ou réseau
ferroviaire, système éducatif, formation professionnelle, aides des collectivités territoriales au
développement économique.
Cependant, la Cour n’avait jusqu’ici jamais embrassé le processus de décentralisation dans
son ensemble. C’est, précisément, l’ambition de ce rapport. Il dresse ainsi, six ans après la révision
constitutionnelle du 28 mars 2003, un bilan au lendemain de ce que l’on a coutume d’appeler
« l’acte II de la décentralisation ».
Cette dernière réforme en date s’inscrit dans le mouvement de réorganisation administrative
commencé en 1982, qui voulait rompre avec la tradition monarchique puis jacobine de
centralisation du pouvoir à Paris. L’acte I de la décentralisation entendait ainsi transférer de larges
compétences à des collectivités locales émancipées de la tutelle de l’Etat.
L’acte II a consacré cette évolution, en inscrivant la décentralisation au sommet de notre
édifice juridique, parmi les principes fondamentaux de la République énoncés à l’article 1
er
de la
Constitution.
Soyons à présent très clairs sur les intentions de la Cour : Il n’est pas question de nous
prononcer sur la légitimité d’un processus résultant du choix des représentants de la Nation. Mais la
décentralisation n’est pas seulement un choix politique, elle vise aussi une amélioration de la
gestion publique. La Cour a souhaité dès lors évaluer les forces et les faiblesses de la conduite du
processus de décentralisation par l’Etat et examiner si la décentralisation a été organisée dans des
conditions optimales. Nous sommes donc repartis des plus récents objectifs que l’Etat s’était fixé,
dans le cadre de l’acte II de la décentralisation, pour voir s’ils ont été atteints.
Le premier objectif visait à clarifier la répartition des compétences et leurs modes de
financement. Le second objectif était celui d’une gestion plus efficace et plus économe des deniers
publics. Enfin, la Cour a pris sur elle d'examiner comment l’Etat a concilié ces objectifs avec le
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respect des grands principes républicains, au premier rang desquels figure l’égalité des citoyens face
à l’action publique.
Par ces analyses, la Cour espère pouvoir contribuer à éclairer le débat public à l’aube d’une
réforme de l’organisation institutionnelle des collectivités territoriales, que l’acte II de la
décentralisation n’avait pas modifié - je le note au passage - malgré le constat déjà largement
partagé de sa complexité et de son obsolescence.
1- Concernant le premier objectif, celui de rationalisation de notre organisation
administrative, je crois qu'il est déjà clair que l’objectif n’a pas été atteint.
a) Dès 1982, il s'agissait de réaliser une répartition des compétences par blocs homogènes,
lisibles et relativement autonomes
Cette ambition a été, en réalité, perdue de vue d’emblée. En 1982 et 1983, la répartition s'est
faite autrement : on a par exemple réparti les transports collectifs entre les régions, les
départements, les communautés d’agglomération et les communes ; de la même manière, au lieu de
désigner un niveau de collectivité responsable pour tout l’enseignement scolaire, on a éclaté cette
compétence entre les régions, les départements et les communes.
L’Etat a lui-même encore aggravé l’enchevêtrement des compétences en créant
progressivement de nombreux dispositifs, comme le revenu minimum d’insertion (RMI), cogérés
avec les collectivités territoriales.
Il faut bien souligner au passage, pour le regretter, que cette première étape de la
décentralisation n’a jamais fait l’objet d’une évaluation permettant d’en mesurer l’impact en termes
de coût, d’efficacité ou de qualité du service rendu à nos concitoyens. La Cour recommande
d’ailleurs, dans le rapport, qu’une évaluation partagée des coûts des politiques décentralisées soit
enfin mise en place afin de dépasser les conflits budgétaires récurrents entre l’Etat et les
collectivités.
La nouvelle phase de décentralisation lancée en 2003 et 2004 aurait pu être l’occasion d’un
nouveau départ sur des bases plus claires. Cela n’a pas été le cas. L’intrication des compétences n’a
pas été corrigée ; on peut même dire qu’elle s’est aggravée.
Malgré l’affirmation d’une volonté de privilégier l’échelon régional comme niveau de
coordination, les arbitrages gouvernementaux et les choix parlementaires auront finalement abouti à
un renforcement des départements et des intercommunalités (le logement en est une bonne
illustration). Puis, nouveau revirement : l’Etat a fait ensuite un choix radicalement inverse en
décidant, dans le cadre de la révision générale des politiques publiques, de recentrer ses services
déconcentrés au niveau de la région.
Tout cela était peut-être difficilement évitable... Il fallait bien prendre en compte les
contraintes financières, les héritages de l’histoire, les rapports de force politiques et sociaux. Mais,
tout de même, le processus de décentralisation aurait pu être conduit avec plus de cohérence.
Reste que la loi constitutionnelle de mars 2003 et la loi du 13 août 2004 relative aux libertés
et responsabilités locales ont consacré la clause générale de compétence pour l’ensemble des
niveaux de collectivités, les autorisant à s’engager dans tous les domaines qui ne seraient pas
nettement attribués à une collectivité particulière.
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Le résultat, nous l'avons sous les yeux :
L'enchevêtrement des compétences entraîne aujourd’hui, au mieux, nombre de procédures
de concertation et de financements croisés, alourdissant le travail administratif, entraînant souvent
de longs délais, et au pire, des phénomènes de compétition et des doublons.
La Cour n’a eu de cesse d’ailleurs, au fil de ses rapports, de mettre en exergue les
conséquences négatives de cette confusion.
Je vous renvoie pas exemple à ce que nous avons écrit sur les transports publics.
Le transport
ferroviaire reste de la compétence des régions et de la SNCF pour ce qui concerne le réseau des
TER. Les services de transport routier de personnes sont de la compétence des départements en
dehors des agglomérations, à l’exception des liaisons d’intérêt national ou régional qui leur
échappent. Les transports urbains de personnes relèvent quant à eux des communes ou
établissements publics locaux ayant reçu mission de les organiser.
Or qui peut dire quelle est la frontière exacte entre l’urbain et le non-urbain ? N’y a-t-il pas
des complémentarités à développer entre le ferroviaire et le routier ? Et des cohérences à assurer.
L’éclatement actuel rend dès lors très difficile le développement souhaité de l’intermodalité.
Les aéroports donnent un autre exemple intéressant. Au moment de leur décentralisation, au
lieu de désigner un niveau de collectivité responsable, on a transféré les équipements aux
collectivités volontaires par appel d’offre ! L'Etat ne pouvait donner pire illustration de son absence
de doctrine en matière de répartition des compétences.
Résultat : les aéroports sont désormais gérés par des niveaux de collectivité disparates : 19
plates-formes ont été transférées à des régions, 29 à des départements, 61 plates-formes à des
communautés de communes ou à des syndicats intercommunaux et enfin 41 à des communes.
Inutile de préciser que cet éclatement rend impossible tout aménagement cohérent de ce réseau
d’infrastructures.
Dans le domaine de l’éducation, le transfert des personnels techniciens, ouvriers et de services
(les fameux TOS) reflète également la dispersion des responsabilités entre niveau de collectivités.
Ces agents ont été répartis entre les régions en charge des lycées et les départements responsables
des collèges. En conséquence, chaque collectivité a dû mettre en place des cellules de gestion, à
rebours de toute mutualisation, pour des personnels gérés autrefois de manière centralisée par l’Etat.
Ce système a en outre consacré le partage du cycle d’enseignement secondaire entre deux niveaux
de collectivités au lieu d’en confier la gestion à un seul niveau !
Ni la première ni la seconde phase de décentralisation n’ont donc été conduites de façon à
clarifier la répartition des compétences. C’est que l’organisation gouvernementale n’a jamais été
configurée pour piloter de façon spécifique, continue et ordonnée le processus de décentralisation.
Les transferts se sont opérés de façon désordonnée et les ministères ont fonctionné en tuyaux
d’orgue, certains acceptant ou encourageant des transferts importants (comme les ministères
sociaux), d’autres, au contraire, s’organisant pour conserver leurs prérogatives (comme le ministère
de la culture par exemple).
Il en est résulté un mouvement hétérogène, par à-coups, sans cohésion d’ensemble ni dans le
processus de transfert ni dans celui de suivi.
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Le signe le plus évident de ce défaut de pilotage réside dans l’incapacité de l’Etat à accepter
de se désengager autant que nécessaire des dispositifs décentralisés et à réorganiser ses propres
services déconcentrés en fonction de la nouvelle donne institutionnelle.
Sur le premier point, je citerai deux exemples : la formation des travailleurs sociaux et
l’orientation des élèves du secondaire.
Concernant la formation des travailleurs sociaux, « le recensement des besoins » relève de la
région tandis que « le diagnostic des besoins » -autrement dit les conséquences à en tirer en termes
de création et d’organisation des diplômes- relève de l’appréciation de l’Etat. Il y a donc deux
autorités compétentes, et concurrentes, pour déterminer les besoins…
La situation est encore plus symptomatique concernant le réseau national d’orientation
éducative. Faute de décision claire, les Centres d’information et d’orientation (CIO) relèvent pour
moitié du ministère de l’Education nationale et pour moitié des collectivités territoriales !
b) Le constat est assez similaire sur le plan financier : les modes de compensation par l’Etat
des transferts de compétences ont été très fluctuants et le plus souvent jugés insuffisants par les
collectivités territoriales
Ces dernières ont eu le sentiment de perdre la maîtrise de leur équilibre financier, confrontées
qu’elles étaient au transfert de charges particulièrement dynamiques et à la part croissante dans
leurs ressources des dotations de l’Etat sur lesquelles elles n’avaient aucune maîtrise. Constat
vérifié, notamment, s’agissant du financement de la décentralisation en matière sociale.
Il faut reconnaître que les nouvelles attributions confiées aux départements au titre du RMI ou
des prestations dépendance en faveur des personnes âgées et handicapés n’ont pas été compensées
dans la durée. Ces charges sociales progressent à un rythme annuel de 6%, alors que la couverture
financière par l’Etat est figée pour le RMI, obligeant chaque année à des abondements qui s'avèrent
toujours insuffisants. Les dépenses pour la seule dépendance des personnes âgées ne sont quant à
elles couvertes qu’au tiers par l’Etat.
Cette question a peu à peu envenimé les relations entre l’Etat et les collectivités et il est
rapidement apparu nécessaire de clarifier les choses. Ce fut notamment l’objet de la révision
constitutionnelle de mars 2003. Le nouvel article 72 issu de cette révision a ainsi établi deux
principes :
- premier principe, celui d’autonomie financière des collectivités territoriales, une autonomie
conçue comme la possibilité pour les collectivités territoriales de maîtriser une part
déterminante de leurs ressources ;
- second principe : celui de la compensation intégrale par l’Etat des charges liées aux
compétences transférées.
Ce choix qui consiste à assimiler autonomie financière et maîtrise par les collectivités
territoriales d’une part déterminante de leurs ressources ne peut manquer d'étonner. En disposant
que les ressources propres doivent constituer pour chaque catégorie de collectivité une part
déterminante de leurs ressources, et en prévoyant que le ratio ressources propres/ressources locales
ne peut être inférieur à celui constaté au titre de 2003, la loi constitutionnelle a instauré un verrou
qui interdit toute modification substantielle du mode de financement des collectivités.
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Cette rigidité va par exemple rendre extrêmement difficile la réforme de la taxe
professionnelle en cours : l’Etat s’est engagé à compenser intégralement le manque à gagner pour
les collectivités territoriales mais il devra le faire en respectant les très fortes contraintes posées par
la Constitution en matière d’autonomie financière... C’est un défi
redoutable!
Pourtant, l’autonomie financière pourrait tout aussi bien être l’assurance donnée à la
collectivité qu’elle disposera d’une recette, quelle que soit sa nature, assez dynamique pour assumer
ses compétences. Nul besoin qu’il s’agisse d’un impôt local ou d’une ressource dont elle maîtrise
les paramètres.
D’ailleurs, à la différence de la France, de nombreux Etats ont opté pour le partage organisé
de grands impôts nationaux dépourvus de liens avec les territoires sans considérer pour autant que
ce mode de financement altérait l’autonomie de décision des collectivités territoriales. Ainsi les
pays européens les plus décentralisés, voire fédéraux, ne donnent pas nécessairement à leurs
collectivités une autonomie fiscale très large. C'est le cas en Allemagne par exemple, où les Länder
sont pourtant bien plus puissants que les collectivités territoriales en France.
Le constituant français a fait un choix différent en assimilant autonomie financière et
autonomie fiscale
Mais, je le répète, cet objectif était par définition très difficilement conciliable avec l’autre
principe constitutionnel, celui de compensation intégrale des charges transférées car pour
compenser les transferts de compétences, l’Etat est conduit à attribuer aux collectivités des
dotations ou des fractions d’impôts nationaux, ce qui conduit mécaniquement à accroître, dans les
ressources des collectivités territoriales, la part des recettes issues de l’Etat.
Pour résoudre ce dilemme, la loi organique du 29 juillet 2004 a considéré que les parts ou
les fractions d’impôts nationaux affectés aux collectivités territoriales en compensation de
nouveaux transferts pourraient être considérées comme des ressources propres.
Tout cela, vous en conviendrez avec moi, est quelque peu confus et contradictoire…
J'ajoute que ce principe de compensation intégrale des charges transférées, aussi légitime
qu’il soit, est par ailleurs extrêmement difficile à mettre en oeuvre car que faut-il compenser ? Le
coût de la politique transférée tel que constaté en moyenne sur les années précédant le transfert ou
le coût prévisible de la politique en question ?
Cette difficulté s’est traduite dans les faits par des dispositifs de compensation extrêmement
hétérogènes. Certains domaines ont fait l’objet d’une sous-compensation, comme la dépendance des
personnes âgées ou le RMI, et d’autres au contraire d’une surcompensation, comme pour la
prestation d’autonomie pour les personnes handicapées jusqu’en 2009. Inutile de préciser que tout
cela constitue une source inépuisable de contentieux entre les collectivités territoriales et l’Etat que
ce dernier devrait selon nous se donner la priorité d’apurer rapidement.
Quant au système d’affectation aux collectivités territoriales d’une fraction d’impôts
nationaux (je pense notamment à la taxe intérieure sur les produits pétroliers ou à la taxe sur les
conventions d’assurance), il a conduit à des dispositifs de partage extrêmement confus et instables.
Les ressources des collectivités territoriales sont donc aujourd’hui composées de dotations
de l’Etat, de fractions d’impôts nationaux et des recettes de la fiscalité locale. Ces trois sources
composent un financement complexe, mal adapté aux besoins des collectivités territoriales et
totalement illisible pour la plupart des citoyens.
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2- Qu’en est-il à présent du second objectif, celui d’une gestion plus efficace et plus économe ?
Là encore, les résultats de la décentralisation sont, pour le moins, ambigus :
Tout d’abord, il faut bien reconnaître que la décentralisation engendre fatalement,
structurellement, un coût supplémentaire : très légitimement, un élu local voudra en effet que soit
rendu un meilleur service à ses administrés et remettre à niveau s’il le faut les équipements qui lui
sont transférés. La proximité c’est donc une incitation à dépenser plus, même si cette dépense
supplémentaire a une contrepartie : les citoyens bénéficient d’un service plus étendu ou de meilleure
qualité.
Cela n'empêche pas de reconnaître que la décentralisation a également généré des coûts qui
n’ont pas de réelles contreparties pour les citoyens.
La décentralisation a en effet démultiplié les niveaux de décision, les structures
administratives et les doublons. C’est le fameux mille-feuille administratif. On dénombre
aujourd’hui plus de 36 000 communes, 100 départements, 26 régions et 16 000 structures
intercommunales. Circonstance aggravante : l’Etat n’a pas su adapter en conséquence ses propres
services déconcentrés, comme en témoigne le bilan en matière d’effectifs.
Les mesures de décentralisation engagées depuis les années 1980 auraient dû en effet se
traduire par un allègement corrélatif des effectifs de l’Etat.
En 1980, on dénombrait 2,1 millions de personnes dans la fonction publique d’Etat et 1,1
million dans la fonction publique territoriale. En 2006, on en dénombrait plus de 2 millions et demi
dans la fonction publique d’Etat (400 000 de plus !) et plus de 1,6 dans la fonction publique
territoriale (1/2 million de plus), soit une augmentation en 25 ans d’à peu près un million de
personnes dans les deux fonctions publiques.
Ces chiffres en disent plus que de longs discours.
Que s'est-il passé ?
Il s'est passé que les transferts de personnels des services de l’Etat aux collectivités
territoriales pour les compétences décentralisées n’ont été en fait que très partiels et d'ailleurs,
inégaux. L’acte I de la décentralisation s’est soldé par un transfert limité de l’ordre de 10 000 agents
qui s’explique par le maintien des personnels des directions départementales de l’équipement au
sein du ministère de l’Equipement. Ces personnels étaient simplement mis à disposition des
conseils généraux, qui avaient pourtant reçu la gestion des routes départementales.
Ce n’est qu’en 2007 et 2008, que l’Etat a enfin engagé une véritable réforme de ses services
déconcentrés, soit plus de 20 ans après le début de la décentralisation. Ainsi, l’acte II a eu un impact
plus immédiat et massif sur les effectifs de l’Etat puisque un peu plus de 100 000 agents ont été
transférés à fin 2008, essentiellement les agents TOS de l’éducation nationale et les personnels du
ministère de l’équipement. Il ne restait à cette date qu’un peu moins de 20 000 agents restant à
transférer.
Cependant l’effet de ces transferts sur les dépenses de personnel de l’Etat reste jusqu’ici
limité en raison des délais d’option ouverts aux agents transférés pour choisir entre leur maintien
dans la fonction publique d’Etat ou leur intégration à la fonction publique locale.
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Les collectivités territoriales ont de leur côté procédé à des recrutements supplémentaires,
pas forcément rattachables à l’exercice des compétences nouvelles.
On a ainsi constaté une forte progression des effectifs dans les échelons territoriaux qui
n’étaient pas concernés au premier chef par les changements induits par la décentralisation,
notamment les communes. Entre 1980 et 2006, les effectifs des communes ont augmenté de plus de
47 % ; ceux des intercommunalités de 147 %. En comparaison, la progression de l’emploi dans les
départements apparaît plus modeste alors même que les conseils généraux ont le plus bénéficié de
transferts de compétences. Cependant ce dernier pourcentage doit tenir compte du fait que certaines
compétences exercées par l’Etat avant la décentralisation étaient déjà assurées par des agents des
conseils généraux.
A présent, si l’on regarde l’évolution de l’ensemble des dépenses des administrations
publiques, on constate qu’entre 1981 et 2008, la dépense des administrations publiques locales a été
multipliée par plus de 5 et parallèlement celle de l’Etat par plus de 3.
Enfin, au-delà de la question du coût de la décentralisation, la révision du 28 mars 2003 a
introduit dans la Constitution deux dispositions destinées à donner davantage de cohérence et de
souplesse de gestion aux collectivités.
La Constitution prévoit tout d’abord un droit à l’expérimentation, qui constitue une des
principales innovations de l’acte II de la décentralisation.
Mais six ans plus tard, la mise en oeuvre
de ce droit apparaît très limitée.
Ainsi, seul un département (celui du Lot) a accepté d’expérimenter la gestion des crédits
d’entretien et de restauration des bâtiments et objets classés ou inscrits qui n’appartiennent ni à
l’Etat, ni aux collectivités locales. De même trois départements seulement ont souhaité
expérimenter une décentralisation complète des mesures d’assistance éducative ordonnées par la
justice.
La Cour recommande donc que les expériences innovantes soient à l’avenir pilotées de
façon interministérielle en veillant à un nombre suffisant de cas et au respect d’une période assez
longue pour étayer une éventuelle décision de généralisation.
*
La possibilité de reconnaître la qualité de chef de file à une collectivité dans un domaine de
compétences partagées n’a pas rencontré davantage de succès. Elle aurait pourtant pu favoriser une
mise en cohérence de ces compétences de manière pragmatique. Cela n’a pas été le cas dans les
deux domaines prévus par la loi organique du 13 août 2004, l’action économique au profit des
régions et l’action sociale pour les départements, faute de reconnaissance d’un pouvoir juridique de
contrainte au profit des chefs de file.
On constate ainsi un très fort éclatement des aides économiques aux entreprises. Nous avons
consacré à ce thème un rapport public il y a quelques mois. Au final, ce sont plus de 6 milliards
d’euros qui sont dépensés par les différentes collectivités territoriales, sans coordination et sans
évaluation satisfaisante des résultats obtenus.
Vous me permettrez, à ce stade, et sur ce chapitre particulier de vous apporter un éclairage
personnel.
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La Cour a déjà eu l'occasion de dire qu'il n'est qu'une approche pertinente des finances
publiques, qui est une approche globale
.
Considérer qu'il est trois acteurs autonomes, de même niveau, l'Etat, la sécurité sociale et les
collectivités locales n'est pas réaliste. Certes, cela peut permettre à l'Etat de jouer les vertueux et de
dénoncer implicitement ou explicitement le laxisme des autres acteurs.
En réalité, il est le seul maître du jeu. Car, précisément, il fixe les règles du jeu
.
Les finances publiques sont un tout, et l'Etat porte la responsabilité pleine et entière de leur
évolution.
Fin de l'éclairage personnel.
3- Dernier Point, la Cour a examiné la manière dont l’Etat a pu concilier la décentralisation
avec le principe fondamental d’égalité, au travers des mécanismes de péréquation.
La question qui est posée, on l'aura compris, c'est celle de la conciliation entre le principe de
libre administration des collectivités locales et le principe d'égalité.
L'acte II de la décentralisation n'a pas vraiment apporté de réponse à cette question.
En inscrivant à l'article premier de la Constitution que : « l'organisation de la République est
décentralisée », c'est pourtant bien l'ardente obligation qu'on a continué à se donner.
Le principe d'égalité, tel qu'il résulte de notre pacte républicain, implique un processus de
reconnaissance des besoins sociaux qui permette de définir des modalités de réponse suffisamment
homogène sur le territoire de la République.
Car il n'y a pas de lien a priori entre l'intensité des besoins et les capacités financières des
collectivités responsables.
C'est un argument qui a pourtant été parfois développé et que l'on rencontre encore
aujourd'hui dans le débat sur la réforme de la taxe professionnelle. D'aucuns établissent un lien
entre l'activisme déployé par certains élus locaux en faveur du développement économique de leur
territoire grâce à des actions de prospection, d'équipements de zones d'activités, ou à une fiscalité
modérée, et un bon retour en termes de création d'emplois et de ressources fiscales. Cet argument
n'est pas dénué de fondement. Toutefois la localisation des activités répond à une multitude d'autres
critères dont beaucoup sont exogènes à l'action des collectivités et de leurs élus.
Ce qui est sûr, c'est que les tentatives d'établir des correspondances entre niveaux de
collectivités, blocs de compétences et types de fiscalité n'ont guère été concluantes jusqu'à présent.
Sans doute se serait-il agi d'un tour de force.
Même dans des pays géographiquement et sociologiquement plus homogènes que la France,
dans des Etats fédéraux ou fortement régionalisés, on n’a pas trouvé de meilleur moyen d'assurer
une péréquation entre les territoires qu'un système de dotations.
L'esprit de notre pacte républicain voudrait en France que cette péréquation soit organisée au
niveau national par le jeu d'une modulation significative des dotations.
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Et la Constitution dispose d'ailleurs que « la loi prévoit des dispositifs de péréquation
destinés à favoriser l’égalité entre collectivités territoriales ».
Mais pour atteindre cet objectif il faudrait pouvoir ajuster les dotations et remettre en cause
certaines situations acquises, choix que l’on n’a pas fait.
On a préféré sanctuariser les niveaux de
compensation à hauteur des engagements antérieurs de l’Etat et l’objectif de péréquation est resté
secondaire.
Et pourtant, en raison même de leur masse budgétaire importante, 73 milliards d’euros en
2008, les dotations d’Etat pourraient être un levier important de péréquation. Les résultats ne sont
pas à la hauteur. Si l’échelon communal connaît la plus forte péréquation, elle représente
l'équivalent du quart de la dotation globale de fonctionnement, (dont le montant total était de
40 milliards d’euros en 2008), à l’inverse, les départements (11%) et les régions (3%), qui ont
bénéficié de l’essentiel des nouveaux transferts de compétences, et notamment dans le domaine
social qui demande pourtant un traitement égal sur le territoire national, sont beaucoup moins bien
lotis.
Je pourrais également donner l’exemple du RMI ou des prestations dépendance pour les
personnes âgées et les personnes handicapées : nous sommes dans ces domaines face à un double
défi : le dynamisme de ces prestations met les collectivités territoriales dans une véritable impasse
financière ; par ailleurs, les mécanismes de péréquation entre départements sont très insuffisants.
Ainsi, ce sont souvent les départements les plus pauvres, ceux qui disposent des recettes fiscales les
moins dynamiques qui doivent en même temps faire face aux charges les plus importantes.
L’Etat pourrait à tout le moins mieux incorporer le principe de péréquation dans les
dispositifs de compensation des transferts de charges, et mieux isoler le coût des compensations par
rapport aux dépenses discrétionnaires engagées par les collectivités.
Reste que l’étau budgétaire qui contraint nos finances publiques peut paraître ne pas
promettre une accentuation de la
redistribution de ressources qui, on le sait, se raréfient.
Dans ces conditions, il est difficile de renoncer à faire jouer les différents niveaux de
solidarité. Et ni la santé de nos finances publiques, ni la qualité de nos services publics locaux ne
pâtiraient du maintien d'un système de cofinancement qui n'est pas forcément incompatible avec
une meilleure spécialisation des compétences.
Ce point est important.
Même si demain, le département, par exemple, n'avait plus de compétence universelle,
faudrait-il lui interdire de subventionner une structure sportive communale dès lors qu'il n'aurait pas
compétence sur le sport ?
En fait, dans la remise en ordre des compétences, ce qui est important c'est la clarification de
la capacité de prescription. En revanche l'exercice de la compétence peut éventuellement être assuré
à un autre niveau et la solidarité financière s'exercer par des dotations de péréquation
départementale ou régionale.
Pour autant, la solidarité locale ne saurait suffire, même si elle est un palliatif utile. La
République, c'est la solidarité nationale. Et il ne faudrait pas que la décentralisation devienne l'alibi
de son affaiblissement.
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Vous l'aurez compris, à nos yeux, le principe d’autonomie financière consacré au plan
constitutionnel l'a emporté sur celui de l’équité financière et d’équité tout court. Ceci pose un
problème fondamental et met en cause, selon nous, un des principes fondateurs de notre
République.
*
Conclusion
Mesdames, Messieurs,
J'en termine.
Le processus de décentralisation entamé en 1982, et consacré par la révision
constitutionnelle de 2003 aura indéniablement marqué un acte politique fort. L’organisation
institutionnelle de la France s’en est trouvée profondément modifiée, avec l’affirmation de pouvoirs
locaux élus à qui la Constitution confère des compétences étendues. L’objectif de rapprocher la
gestion publique des citoyens aura de ce point de vue sans doute été atteint.
Cependant, ce processus a conduit à une organisation administrative complexe, souvent
illisible pour le citoyen, qui limite la responsabilisation souhaitée des gestionnaires locaux. Au total,
force est de constater qu’à la question posée par le citoyen ; « Qui fait quoi et combien cela
coûte ? », il est encore, même après la réforme de 2004, mal aisé de répondre.
De même, le processus de décentralisation n’a conduit ni à une baisse des dépenses
publiques ni à une maîtrise de la fiscalité locale. Et il a même pu accentuer les inégalités entre les
territoires, à défaut d’une péréquation suffisante.
C’est je crois à l’aune de ces insuffisances qu’il faudra analyser les projets de loi réformant
l’organisation territoriale qui ont été présentés en conseil des ministres la semaine dernière.
Ils ne dispenseront pas de la poursuite de la réflexion sur l'Etat lui-même.
La Cour en évoquant l'adaptation tant des administrations centrales que des services
déconcentrés conduite dans le cadre de la RGPP a noté et déploré l'adaptation bien tardive de l'Etat
à l'organisation déconcentrée de la République.
En allant plus loin on pourrait en arriver à se demander si la décentralisation n'a pas
constitué une espèce de substitut à une véritable réforme de l'État ? La décentralisation de certaines
missions n'a-t-elle pas permis d'éviter ou de retarder le moment de leur remise en question , qu'il
s'agisse de la légitimité de leur maintien dans la sphère publique ou de l'évolution de leurs modalités
d'exercice ?
Dans un contexte européen qui solidarise les différents éléments des finances publiques et
dans une conjoncture budgétaire extrêmement contrainte, les réformes touchant les collectivités
locales sont indissociables de celle de l'État. Elles exigent toute lucidité et pragmatisme. Les
travaux de la Cour ont essayé d'y contribuer.