AUDIENCE SOLENNELLE DE RENTRÉE
Lundi 29 janvier, 10h
Allocution de Louis Gautier,
Procureur général près la Cour des comptes
Monsieur le Premier président, permettez-
moi d’associer
le Parquet aux mots de bienvenue
et aux remerciements que vous
venez d’adresser
à Monsieur le Premier ministre, à
Mesdames et Messieurs les ministres, aux membres du Parlement, et à toutes les hautes
personnalités qui assistent à cette séance de rentrée.
Votre présence, Mesdames et Messieurs, témoigne de la considération que vous portez à la
Cour.
Monsieur le Premier ministre
Nous sommes ce que nous sommes. Ce cérémonial venant
d’un autre âge ne fait qu’attester
notre attachement à quatre principes cardinaux q
ui depuis l’origine de la Cour des comptes,
président à la formation de ses décisions et leur confèrent autorité : indépendance,
impartialité, contradiction, collégialité.
L’apparence ne saurait
cependant tromper.
Pour réaliser les missions que la Constitution et la Loi nous confient, les juridictions
financières n’ont jamais été aussi en phase avec les attentes de nos concitoyens, aussi
réactives aux demandes des pouvoirs publics, notamment d’assistance au Parlement, aussi
attentives à l’évolution des normes professionnelles et des outils d’audit
, en particulier pour
le traitement des données.
Dans de semblables circonstances, en 1985, un de mes prédécesseurs, Pierre Moinot,
s’adressant à
un de vos prédécesseurs, Laurent Fabius, décrivait une Cour des comptes
entourée de mystères dont la nature, au-
delà de la définition qu’en donnaient les textes,
était impénétrable
; une Cour des comptes à l’apparence
comme énigmatiquement
suspendue, ajoutait-il, entre «
ce que nous croyons être et ce que l’on croit
que nous
sommes
». Les choses ont bien changé. Sans flottement existentiel, nous sommes bien
assurés de ce que nous sommes, et qui plus est en pleine clarté.
Les compétences de la Cour et des chambres régionales et territoriales sur longue période et
le court terme ne cessent de
s’étendre
. A chaque fois que le besoin de contrôle se fait sentir,
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le Gouvernement et le Parlement se tournent naturellement vers la Cour comme ils le firent
récemment pour élargir ses
pouvoirs d’enquête sur les établissements d’hé
bergement des
personnes âgées et les centres de santé, ou encore, de façon inédite, pour lui demander de
procéder
in itinere
à des vérifications concernant la conduite de projets en cours comme la
préparation des Jeux Olympiques.
Après celles antérieurement initiées, les réformes récemment engagées par Pierre Moscovici
notre Premier Président, sont venues parachever une mue complète des juridictions
financières, les rendant à la fois plus transparentes et accessibles.
Tous nos rapports, toutes nos observations définitives sont, depuis 2023, publics. La Cour
diligente désormais des enquêtes d’initiative citoyenne. Une plateforme de signalement
,
mise en place en 2022 au Parquet, permet à toute personne en ayant connaissance
d’a
ppeler
l’attention sur des irrégularités
possiblement commises par des responsables
publics. Ces évolutions positives, en particulier celle que constitue le 100% publication,
peuvent entraîner des effets de bord médiatiques.
Est-il cependant besoin de le rappeler ? Sauf quand les législateurs en décident autrement,
la Cour est maître de la programmation de se
s travaux, de l’ouverture des contrôles à la
publication des rapports. C’est une condition et une garantie de
son indépendance.
Ce rôle de vigie et de tiers de confiance que les citoyens et les pouvoirs publics nous
reconnaissent ne peut s’exercer qu’en toute indépendance et impartialité.
Comme le rappelle l’article 15 de la déclaration des droits de l’homme
et du citoyen gravé au
fronton de cette salle, pas
de démocratie sans redevabilité, sans contrôle de l’exercice des
charges et des fonds publics. Ce devoir démocratique, il nous revient de l’exercer. Il nous
revient
d’informer voire d’alerter sur
la santé des finances, l’efficacité des services publics,
le
s atteintes à l’intérêt général en mettant en évidence non seulement les conséquences
immédiates de certains choix mais désormais aussi leurs effets portés,
l’héritage
laissé à la
charge des générations futures.
***
Mesdames et Messieurs, mes chers collègues,
Ce devoir, ces missions, et plus encore la confiance que les citoyens et les élus de la Nation
ont dans notre institution nous obligent.
Plus une société est inquiète, plus elle est réceptive aux controverses. Le retour de la guerre
sur le continent européen, les difficultés économiques, les tensions affectant la cohésion
sociale en France, alimentent logiquement
, chez nous, comme chez nos voisins d’ailleurs,
inquiétudes et controverses alors que
la diffusion rapide d’informations non vérifiées
permet toutes les manipulations sur les réseaux sociaux.
Face à cette gîte médiatique et démocratique de notre société, les travaux des juridictions
financières, par leur sérieux,
doivent garantir l’objectivation des faits et
par la sûreté des
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évaluations, pondérer les termes du débat public
, en rétablir l’assise
. De nos investigations
dépend aussi la tenue de l’ordre public financier, une des premières digues de notre Etat de
droit plus exposé qu’autrefois à des ingérences étrangères corruptrices
ou aux menées
criminelles de réseaux organisés.
Nos juridictions sont en mouvement car elles doivent
s’adapte
r à un environnement lui-
même changeant.
Qu’il s’agisse du plan JF 2025 ou de la feuille de route
baptisée «
Ministère
public demain
», l’objectif est d’a
juster missions et pratiques aux évolutions du secteur
public. L
’action publique
se veut moins verticale que par le passé, davantage contractualisée,
plus partenariale,
mieux apte à décanter les attentes parfois contradictoires de l’opinion
C’est dire l’importance des évaluations régulières.
Nous avons nous-même pris un tournant
à l’occasion de nos enquêtes en faisant
une place
toujours plus grande à la représentation de la société civile dans nos comités
d’accompagnement,
en prenant en comp
te les interrogations de l’opinion et les
paroles
citoyennes. L
es deux plateformes citoyennes et de signalement dont j’évoquais la création
récente ont de toute façon suscité un irréversible
appel d’air
. Cette année, pas moins de 10
enquêtes citoyennes sont programmées par la Cour, et 15 pour les CRC.
Nous traitons chaque mois une centaine de signalements nouveaux. Comme le montre ce
flux ininterrompu d’alertes,
nos citoyens attendent
de la Cour qu’elle fasse respecter la
régularité financière et la probité dans le secteur public.
À cet égard, le nouveau régime de responsabilité financière des gestionnaires publics, en
vigueur depuis un an, est encore un horizon d’attente
.
La réforme
a fait couler un peu d’encre
. Les commentaires sont moins dubitatifs, plus
allants, mais forcément encore dans l’expectative
. Je rappellerai seulement que cette
réforme était indispensable.
Il était urgent
d’adapter
la justice financière aux enjeux actuels de la gestion publique. Il était
nécessaire de professionnaliser et
d’unifier la fonction juridictionnelle
,
pour qu’elle soit
plus
lisible et plus efficace.
La plus grande lisibilité du nouveau régime
, qui s’est substitué aux deux régimes
de la
responsabilité pécuniaire et personnelle des comptables et de la Cour de discipline
budgétaire et financières, tous deux devenus obsolètes, est indéniable. Désormais, tous les
acteurs de la chaîne financière de la sphère publique relèvent
d’un seul juge et d’un régime
répressif commun. Le ministère public que je dirige a le monopole des poursuites, ce qui
assure la cohérence des décisions de renvoi ou de classement. Toutes les affaires sont
instruites et jugées au niveau national par une chambre du contentieux et le cas échéant en
seconde instance
par la Cour d’appel financière
, dont les arrêts relèvent en cassation du
Conseil d’
État.
Cette réforme intervient dans un contexte fortement marqué par les changements
intervenus dans la fonction publique, f
ortement marqué aussi par l’allègement des contrôles
a priori
.
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Qu’il s’agisse de la gestion des ressources humaines ou de l’engagement des dépenses, le
but recherché est de dégager des marges
de manœuvre aux
responsables publics. Cette
gestion moins
corsetée
implique
néanmoins,
sauf
à
engendrer du
laxisme,
une
responsabilisation plus forte des acteurs : responsabilité managériale sur les performances
de gestion, responsabilité juridictionnelle en cas de faute caractérisée. La sanction doit donc
s’appliquer
aux manquements individuels mais aussi
comme un rappel à l’ordre
adressé à
tous.
C’est bien le sens d’une justice financière spécialisée,
exercée par des magistrats
connaisseurs de la gestion publique, de ses règles mais aussi de ses contraintes. Une justice
spécialisée dont
l’essor et l’accomplissement
devraient également permettre
d’
éviter une
pénalisation excessive de la gestion publique, en réservant les poursuites judiciaires aux
infractions des responsables publics constitutives de délits graves à la probité.
La
première année de mise en œuvre du no
uveau régime comporte des signes
encourageants. La transition
entre l’ancien et le nouveau régime s’est
effectuée sans heurts.
La chambre du contentieux a progressivement vu son plan de charge monter en puissance.
Depuis janvier 2023
, j’ai été amené
à prendre 69 réquisitoires, dont 9 réquisitoires
d’initiative et 26 réquisitoires supplétifs.
L’étiage de la Chambre du contentieux
, en nombre d
’affaires
en instance, est déjà dix fois
plus élevé que celui de la CDBF qui, bon an mal an,
n’en
jugeait que 7 à 8. Ces considérations
positives
méritent toutefois d’être nuancées à plusieurs titres
. L
’essentiel de l’effort reste
encore à produire. En dehors des créanciers qui me
saisissent de l’inexécution
de décisions
de justice, les déférés proviennent quasi-exclusivement des juridictions financières et
principalement des chambres régionales et territoriales des comptes.
Si la liste des autorités qualifiées pour me
transmettre des faits constitutifs d’infractions ou
susceptibles de l’être
a été allongée par l’ordonnance du 23 mars 2022, les sais
ines,
notamment par les ministres, les inspections générales, le réseau de la direction générale
des finances publiques, les préfets, restent rares.
La politique de poursuites du Parquet doit ensuite pouvoir prendre en considération de
façon équilibrée les dix
cas d’
infraction désormais prévus au code des juridictions
financières.
Cela suppose d’avoir en quantité, en qualité et en diversité suffisamment
d’affaires à traiter. La question du volume n’est pas
tant problématique que leur insuffisante
diversité à ce stade, qui dépend des enquêtes de régularité programmées dans le futur et à
l’approfondissement des investigations menées par les chambres.
Les infractions du nouveau régime peuvent être réparties en quatre blocs : les infractions
budgétaires et comptables,
l’in
exécution des décisions de justice,
l’octroi d’un avantage
à
soi-même ou à autrui, les fautes graves de gestion, entraînant un préjudice financier
significatif. Les deux premiers cas ne posent pas de difficulté. La caractérisation des deux
autres infractions, qui sont pourtant centrales est beaucoup plus complexe car suppose une
délicate interprétation de la loi.
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S’agissant de
s notions de faute grave de gestion, de préjudice financier significatif,
d’avantage injustifié
accordé par intérêt personnel direct ou indirect, il revient à la
jurisprudence de les préciser, en faisant appel
au besoin et pour surmonter l’aporie des
textes, aux «
forces imaginantes »
du droit, selon la belle formule empruntée à Madame
Mireille Delmas-Marty. Il appartient ainsi
aux juges d’exploiter le potentiel offert par la loi
comme d’en explorer les limites. De cette jurisprudence en construction dépend l’avenir de
la RFGP.
J’entends veiller
pour ma part à ce que la justice financière se concentre sur les atteintes
graves aux règles de saine gestion et sur les désordres particulièrement choquants. De façon
alternative aux poursuites, je peux d’ailleurs effectuer
des mises en garde sous forme de
rappels à la loi ou
d’avertissements
précontentieux,
faculté que j’ai utilisée
à cinquante-neuf
reprises en 2023.
***
En dehors du champ du contentieux, le Parquet général près la Cour exerce un devoir de
vigilance et d’appui
au Siège. Il prend position
sur l’organisation de la Cour et
la
programmation de ses travaux. Par ses conclusions, il émet un avis sur le résultat et les
suites des contrôles. A
travers l’action coordonnée de son réseau, le ministère public
bénéficie
d’une v
ue panoptique sur les services
de l’Etat
, les collectivités locales, les
établissements publics et les associations subventionnées ou faisant appel à la générosité
publique.
Il acquiert ainsi une très bonne connaissance des fragilités et des zones de risques de la
sphère publique, ce qui
lui permet d’œuvrer
à la consolidation souhaitable
d’
un écosystème
de l’ordre public financier, en partenariat avec d’autres instances chargées en France et au
niveau Européen de la lutte contre la fraude et la corruption.
Les r
elations avec l’autorité judiciaire
, Monsieur le Garde des Sceaux, sont à la fois
fréquentes, construites et fortes. 2023
, à l’occasion de l’élaboration d’une circulaire
publiée
le 29 juin dernier,
a été l’année d’une
redéfinition de la coopération entre parquets
judiciaires et financiers.
Comme l’an dernier
, sont prévues en 2024 plusieurs rencontres
interjuridictionnelles importantes permettant de procéder à des revues
d’affaires signalées
ou de secteurs
d’activité critiques
, en particulier très prochainement dans le ressort des
cours d’appel de la région Auvergne
-Rhône-
Alpes et dans celles de l’Ile de France. Nous
avons également, fin 2023, signé un protocole d’accord avec Tracfin
, protocole qui produit
déjà de premiers résultats en termes de signalements réciproques. Nous développons nos
relations avec les autorit
és dotées d’un pouvoir de sanction.
Avec la Haute autorité pour la
transparence de la vie publique, nous intensifions nos échanges touchant aux obligations
déclaratives et déontologiques.
Nous avons en outre noué des liens avec la Mission interministérielle de coordination anti-
fraude, le Parquet européen
, ainsi qu’avec l’AFA
, qui grâce aux dispositions de la récente loi
d’orientation et de programmation de la justice
, figure désormais au nombre des autorités
de déféré.
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À
cet égard, j’entends
intensifier
l’échange
avec les autorités de déféré. Le maintien de la
légalité, dans le domaine financier, n’est en effet
pas de la seule responsabilité du juge, qu’il
soit administratif, financier ou pénal, c
’est
bien
l’affaire de tous.
***
Je voudrais pour finir vous dire ma conviction que les juridictions financières ont pleinement
conscience du mandat qui leur est confié pour aider par leurs contrôles à une action
publique toujours plus efficace et exemplaire. Nous ne mésestimons pas, ce faisant,
l’accumulation des
contraintes qui pèsent aujourd’hui sur la liberté d’action de l’Etat
, ce que
soulignent nos récents rapports.
L’endettement public et la charge induite de la dette brident
l
es moyens d’intervention et
l
’investissement
public. Ils limitent notre capacité à
financer les transitions qu’appelle le
changement climatique.
Nous connaissons bien aussi les difficultés actuelles que rencontrent les grands services
publics
qui concentrent l’essentiel des enjeux pour notre société
: l’équation complexe
du
financement des régimes de protection sociale, les dysfonctionnements du système
hospitalier,
en particulier des services d’urgence,
la crise des vocations qui affecte
l’éducation nationale, enfin dans les circonstances présent
es, la nécessité de maintenir un
effort notable en faveur de la défense.
Nous savons que, devant relever bien des défis, votre gouvernement n’a guère d’autre choix
que le mouvement et l’action.
Votre Gouvernement, Monsieur le Premier ministre, peut compter sur la pleine mobilisation
de la Cour pour éclairer au mieux par ses évaluations et son expertise la voie des réformes et
le cap des politiques publiques, pour apporter au débat public des chiffres certains et des
informations contredites et conforter ainsi notre vie démocratique qui ne redoute point
tant
, comme hier, les risques d’obscurs complots que la conspiration en plein jour de vérités
contrefaites.
Je vous remercie de votre attention.