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Conclusion générale
Les lois de décentralisation et les décrets pris pour leur application
entre 1982 et 1986 ont marqué une rupture historique avec la tradition
centralisatrice qui avait jusque-là prévalu en France. Cet ensemble législatif
et réglementaire, par la suite qualifié d’«
acte I » de la décentralisation, visait
en effet rien moins qu’à
« mettre fin à un régime centralisé, modifier
profondément la répartition des pouvoirs entre l’État et les collectivités
locales, donner à celles-ci la maîtrise de leur devenir et permettre de
rapprocher l’administration des
administrés
378
».
De fait, le transfert des fonctions exécutives des représentants de
l’État vers les présidents des départements et des régions et la substitution, à
la tutelle des préfets sur les collectivités locales, de mécanismes de contrôle
de légalité et de contrôle budgétaire des actes des collectivités locales, ont
radicalement modifié les fondements de l’organisation territoriale de la
République. Conformément aux objectifs fixés, les nombreux transferts de
compétences alors intervenus ont été réal
isés dans des domaines de l’action
publique touchant directement la vie quotidienne de nos concitoyens.
Quarante ans après les premières lois de décentralisation, la Cour et
les chambres régionales et territoriales des comptes ont souhaité dresser un
état des lieux de la situation actuelle et confronter les ambitions initiales de
la décentralisation à ses résultats sur le terrain, en termes de services rendus
à la population et aux entreprises. Les juridictions financières ont ainsi
cherché à illustrer leur analyse institutionnelle et financière de la
décentralisation par des exemples concrets, tirés de l’examen de sa mise en
œuvre dans quelques domaines d’action publique partagée entre l’État et
les collectivités territoriales.
Au terme de cette analyse, il apparaît que les deux premières phases
de la décentralisation, de 1982 à 1986 (acte I), puis en 2003 et 2004 (acte II),
se sont effectivement traduites par d’importants transferts de compétences et
la consécration dans la Constitution des grands principes de la
décentralisation. Cependant, notre pays reste encore marqué par une forte
tradition centralisatrice qui s’incarne dans la moindre proportion, au regard
de nos voisins, des dépenses publiques locales au sein du PIB, même si
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Présentation du projet de loi relatif aux droits et libertés des communes, des
départements et des régions, examiné par le Conseil des ministres le 15 juillet 1981.
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celle-ci a fortement augme
nté, et dans l’intervention persistante de l’État
dans de nombreux domaines de l’action publique, en dépit de la réduction
des moyens humains qu’il déploie dans les territoires. Plusieurs lois sont
intervenues depuis 2010, mais l’objectif un temps évoqué d
e réaliser un
« acte III » de la décentralisation, marqué par de nouveaux transferts de
compétences, ne s’est finalement pas concrétisé
:
l’absence de vision
consensuelle entre les différents acteurs, l’État comme les différentes
catégories d’acteurs locaux, n’a pas permis de créer les conditions
nécessaires pour progresser dans l’approfondissement de la décentralisation.
Le processus législatif mené depuis 2010 au gré des opportunités et
des circonstances a ainsi souffert d’hésitations, de renoncements et
de retours
en arrière qui ne permettent pas d’en discerner la cohérence d’ensemble.
La mise en place des grandes régions a par exemple compromis l’objectif,
retenu dans la loi NOTRé du 7
août 2015, d’une dévitalisation progressive
du département, au profit des régions et des métropoles. En outre, à la
différence de la plupart de ses principaux partenaires européens, la France
n’est jamais parvenue à régler de manière satisfaisante la question du
maintien d’un très grand nombre de petites communes. Du fait
de la clause
de compétence générale, ces collectivités auxquelles nos concitoyens restent
attachés peuvent intervenir dans tous les domaines, alors qu’elles ne
disposent pas des moyens et de l’expertise techniques pour répondre seules
aux défis sociaux et environnementaux auxquels elles doivent faire face. Les
formes de groupements de communes se sont certes multipliées et
diversifiées pour prendre en charge de très nombreux services, mais sans que
les communes diminuent pour autant le niveau de leurs interventions.
En définitive, la situation actuelle se caractérise par une forte
intrication des compétences entre un trop grand nombre de niveaux de
gestion locale. Cette situation, qui impose la mise en œuvre de mécanismes
de coordination complexes, coûteux et souvent insuffisamment efficaces, ne
permet pas de s’assurer de l’efficience globale des interventions des acteurs
et nuit à la lisibilité de cette organisation par nos concitoyens. Elle ne favorise
pas non plus la prise en compte des nouveaux enjeux du développement
durable, qui doivent être appréhendés à des échelles géographiques qui ne
coïncident pas avec la carte des collectivités territoriales et des services
déconcentrés de l’État et nécessitent de mobiliser des compétences
techniques nouvelles, dont les acteurs locaux sont en partie dépourvus.
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CONCLUSION GÉNÉRALE
571
La décentralisation s’est également traduite par une sensible
augmentation du poids des dépenses locales dans le produit intérieur brut
(passé de 8 % en 1980 à 11 %
aujourd’hui), sans qu’il soit possible d
e
distinguer la part de cette progression qui a procédé des transferts de
compétences entre l’État et les collectivités territoriales, celle qui a résulté
des décisions prises par les régions, les départements, les communes et
leurs groupements pour améliorer les services rendus à la population et aux
entreprises et celle qui s’explique par des choix d’organisation ou de
gestion insuffisamment économes.
Parallèlement, l’organisation des services de l’État n’a pas été
adaptée pour tenir compte de l’évolution
de la carte et des compétences des
collectivités territoriales. La mise en place des grandes régions, puis la
réaffirmation des départements comme espace naturel d’action entre ces
nouvelles collectivités et les groupements de communes, ont déstabilisé les
deux modes d’organisation des services déconcentrés de l’État qui, dans le
cadre de la réforme de l’administration territoriale de l’État (RéATE),
avaient été instaurés aux niveaux régional et départemental. Par ailleurs le
choix fait par l’État de faire
peser les réductions d’effectifs sur ses services
déconcentrés plutôt que sur les administrations centrales des ministères a
contribué au désarmement des services techniques et à l’affaiblissement du
contrôle de légalité et du contrôle budgétaire.
Enfin l
’évolution de la répartition des ressources des collectivités
territoriales, marquée notamment par la suppression d’impôts locaux et
leur remplacement par des parts d’impôts nationaux, a distendu le lien entre
contributions aux charges publiques locales et services publics rendus aux
usagers. Le financement des collectivités territoriales repose également sur
des dotations de l’État dont les effets péréquateurs, indispensables pour
réduire les inégalités de ressources et de charges entre collectivités
territoriales, sont insuffisants.
Ces constats dessinent un panorama d’ensemble
insuffisamment
propice à l’efficience de la gestion publique locale, à la responsabilisation
des acteurs et à l’intelligibilité de la décentralisation. Cette situation n’est
ni sat
isfaisante ni durable. Dans un contexte marqué par l’obligation
d’assurer le redressement des comptes publics, auquel les collectivités
territoriales et les groupements de communes doivent contribuer, et par la
nécessité de rétablir un lien de proximité et de confiance entre le citoyen et
le décideur, la tentation de l’immobilisme doit être surmontée.
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572
Dans l’attente d’un exercice,
sans doute
nécessaire mais difficile à
mettre en œuvre à court terme, de révision du partage des compétences entre
l’État et l
es différents niveaux de collectivités territoriales, dicté par le souci
de simplifier le système et responsabiliser les acteurs, il est nécessaire
d’activer l’ensemble des leviers disponibles pour approfondir la coopération
intercommunale, poursuivre la réduction du nombre de trop petites
communes, et renforcer le rôle des collectivités cheffes de file de politiques
associant un grand nombre d’intervenants. De même il faut s’attacher à
adapter l’organisation et les modalités de gestion des collectivités
territoriales à la diversité des situations locales en recourant davantage aux
possibilités de différenciation territoriale et d’expérimentation.
Il s’agit, en somme, de remettre en cohérence l’organisation
territoriale, de donner aux acteurs locaux les moyens de mener, dans leurs
domaines de compétences, des politiques locales plus efficaces et plus
efficientes et, comme le législateur l’avait souhaité lors de la discussion
des grandes lois de décentralisation des années 1982 et 1983, de rapprocher
l’adminis
tration des administrés.
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