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COLLOQUE
SUR LA RESPONSABILITÉ DES GESTIONNAIRES PUBLICS :
CONCLUSION DE LA PREMIERE TABLE RONDE
18 octobre 2019
Grand’chambre
Discours de Catherine Hirsch de Kersauson,
Procureure générale près la Cour des comptes
Mesdames et Messieurs, chers collègues,
Je m’associe aux mots de bienvenue et aux remerciements que vous a adressés le Premier
président.
À écouter les intervenants de la 1ère table ronde, Isabelle Falque-Pierrotin, Thomas
Cazenave, tout particulièrement, nos concitoyens ont le sentiment que l’argent public n’est pas
utilisé de la façon la plus efficiente, qu’il y a du gaspillage voire des mauvaises gestions et que
les responsables ne sont pas sanctionnés.
Nos concitoyens nous l’ont dit lors du Grand Débat national ; ils nous le disent à travers les
médias, reflet de notre corps social ; ils nous l’ont dit directement lorsque nous les avons
accueillis à la Cour lors des Journées du Patrimoine. Et à cet égard, ils attendent beaucoup
de nous ! Certes, ils apprécient que les juridictions financières dénoncent les errements de
l’administration dans leurs rapports publics ; mais ils nous disent aussi que cela ne suffit pas.
Ils attendent une sanction des fautes, et pas seulement la réparation des errements, dont les
effets sont trop limités, ou la promesse de remédier aux dysfonctionnements constatés. Et ils
souhaitent que puissent être sanctionnées non seulement les infractions aux règles mais
aussi, question sans doute plus délicate à apprécier mais néanmoins incontournable, les
fautes de gestion.
J’entends bien sûr les inquiétudes sur les freins à la prise de risque que pourrait engendrer un
régime de responsabilité mal calibré, inadapté à l’univers complexe dans lequel évoluent les
gestionnaires publics et qui plaident pour une responsabilité managériale. Je partage l’opinion
exprimée par le Président Briet qui a rappelé que cette responsabilité managériale ne peut se
développer qu’à la condition que les objectifs fixés aux gestionnaires aient été clairement
définis et qu’ils aient eu les moyens de les mettre en
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uvre. Mais il faut bien l’avouer, d’une
part nous sommes rarement dans cette situation idéale et d’autre part cette responsabilité
managériale ne peut être exclusive d’une responsabilité de nature juridictionnelle. Je tiens
d’ailleurs à rappeler que la mise en jeu de la responsabilité des gestionnaires publics n’occupe
pas l’essentiel des moyens des juridictions financières. Les contrôles de la Cour et des CRC
débouchent en effet sur des diagnostics étayés des forces et des faiblesses, des résultats
obtenus par rapport aux objectifs poursuivis, et sur des recommandations qui doivent
accompagner les projets de réforme des administrations qu’elles soient de l’État ou des
collectivités territoriales.
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Mais vous comprendrez qu’en tant que Procureure générale, je concentre mon propos sur les
régimes de responsabilité des comptables et des ordonnateurs qui, il faut le reconnaitre, sont
datés et dont les effets sont trop limités. Vous ne serez pas surpris ; mon propos rejoindra
celui du Premier président, en ouverture de ce colloque.
S’agissant tout d’abord des comptables publics, dont la responsabilité personnelle et
pécuniaire peut être mise en jeu devant le juge des comptes, je dirai sans détours que le
système actuel me semble à bout de souffle et ce, pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, en introduisant, aux côtés d’un régime historique de réparation consistant à
redresser la ligne de compte, un régime de sanction applicable aux manquements sans
préjudice, la réforme de 2011 n’a pas rénové en profondeur le système antérieur. Elle a même
abouti, paradoxalement, au fait que les débets pouvant faire l’objet d’une décision ministérielle
de remise gracieuse totale dans certains cas, les manquements sans préjudice peuvent être
en définitive plus lourdement sanctionnés que les manquements ayant causé un préjudice.
En deuxième lieu, le champ des contrôles exercés par les comptables, que ce soit le type ou
le nombre de ces contrôles, a connu une contraction depuis le début des années 2000.
L’exemple le plus topique concerne la commande publique. Le carcan dans lequel le
comptable public se trouve aujourd’hui enfermé conduit parfois à des situations ubuesques,
puisqu’il est dans l’obligation de rejeter le paiement de certaines dépenses lorsque des
obligations formelles ne sont pas remplies alors que souvent il ne pourra s’opposer au
paiement de dépenses manifestement illégales.
En troisième lieu, le système est très déséquilibré au détriment des comptables puisque le
juge des comptes recherche plus systématiquement leur responsabilité que celle des
ordonnateurs, notamment en matière indemnitaire. Ainsi en 2018, la Cour et les chambres
régionales et territoriales des comptes ont rendu 494 jugements et arrêts… à mettre en regard
des 9 arrêts rendus par la CDBF.
Enfin, il faut bien admettre que le système actuel qui consiste à « juger les comptes » et non
les comptables est une construction juridique certes intellectuellement subtile mais devenue
illisible et bien difficile à expliquer et à justifier.
J’en viens maintenant à la responsabilité des ordonnateurs. La loi du 25 septembre 1948 avait
pour objet, je cite son intitulé exact, de « sanctionner les fautes de gestion commises à l'égard
de l'Etat et de diverses collectivités ». Elle institue à cet effet une Cour de discipline budgétaire,
qui deviendra Cour de discipline budgétaire et financière en 1963.
Si la Cour et son juge de cassation ont développé, depuis 60 ans, une jurisprudence, fondée
principalement sur l’article L. 313-4 du CJF que le doyen Vedel qualifiait de « création
révolutionnaire en un sens » et qui a permis de traiter nombre des irrégularités qui peuvent se
rencontrer dans la gestion publique et de répondre à de nombreuses questions juridiques, le
bilan de l’activité de la CDBF présente toutefois de sérieuses limites.
Ainsi, depuis 15 ans, la CDBF a rendu entre 3 et 9 arrêts par an. Quant au montant moyen
des amendes, il s’établit à 1800 euros, chiffre qui monte cependant à 3 100 euros si on y inclut
les amendes prononcées dans l’affaire Altus Finance. Cette situation, il faut bien le dire, peut
décourager les rapporteurs des juridictions financières d’identifier au cours de leurs contrôles,
des faits susceptibles de constituer des infractions passibles de la CDBF.
Cette situation tient notamment au fait que le champ des justiciables de la CDBF est limité.
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Les élus locaux en sont ainsi toujours exclus, sauf dans trois cas : lorsqu’ils ont pris un ordre
de réquisition, lorsqu’ils n’ont pas assuré l’exécution d’une décision de justice et enfin,
lorsqu’ils exercent des fonctions qui ne constituent pas l’accessoire obligé de leur mandat
d’élu.
Le fait qu’ils ne sont pas justiciables de la CDBF explique sans doute en grande partie
l’augmentation des transmissions des juridictions financières au juge pénal qui sont passées
de 28 en 2012 à 97 en 2018. Sur ces 97 dossiers, 9 émanaient de la Cour des comptes et 88
des chambres régionales des comptes, la transmission au juge pénal étant le seul moyen de
donner suite à des constats mettant en cause des élus locaux, notamment dans des affaires
susceptibles de constituer des délits de favoritisme, qui représentent 30% des dossiers
transmis. Ainsi, bien loin de constituer une protection des élus, leur exclusion du périmètre des
justiciables de la CDBF conduit à les déférer plus fréquemment au pénal. Marie-Anne Levêque
a souligné à cet égard la faible portée dissuasive du régime de responsabilité financière par
rapport au risque pénal.
En définitive, il faut donc constater que les insuffisances de notre système de responsabilité
des gestionnaires publics, ordonnateurs et comptables, justifient une réforme d’ensemble.
J’ai déjà eu l’occasion de le dire, je considère que cette réforme d’envergure doit cependant
reposer sur le maintien du principe de la séparation entre ordonnateurs et comptables qui
constitue à mes yeux un garde-fou dont nous ne pouvons-nous passer. Certains diront que
d’autres systèmes de contrôle interne peuvent jouer ce rôle ; je ne le crois pas. Le fait que le
comptable public ne soit pas placé sous la responsabilité hiérarchique de l’ordonnateur et qu’il
puisse bloquer un paiement constituent une protection dont la justification ne me parait pas
contestable.
Pour autant, le reste de notre édifice de responsabilité des gestionnaires publics doit être
repensé.
S’agissant des comptables, deux voies sont possibles : le maintien du système historique de
réparation ou le choix, clairement affirmé cette fois, d’un système de sanction. Vous l’aurez
compris, ma préférence va plutôt à cette seconde branche de l’alternative. Elle a le mérite de
la clarté, de l’efficacité et l’équité. Elle est claire parce qu’il s’agit bien de sanctionner un
comptable qui aurait manqué à ses obligations, et non de « juger des comptes » ; elle est
efficace car elle permet de mettre fin au système actuel dit de « justice retenue » qui se traduit
par la remise gracieuse systématique des débets ; elle est équitable car elle permet de tenir
compte des responsabilités respectives de l’ordonnateur et du comptable, ce qui n’est pas
possible aujourd’hui. Ainsi, ce système donnerait au juge un pouvoir d’appréciation et lui
permettrait de tenir compte des circonstances, en atténuation ou en aggravation de la
responsabilité.
S’agissant maintenant des ordonnateurs, les pistes ont été, me semble-t-il, largement tracées
dans le projet de loi de 2009 initié par le Premier président Philippe Seguin. Elles touchent aux
infractions et aux justiciables.
Les infractions pourraient être complétées qu’il s’agisse du délit de favoritisme non
intentionnel, de l’avantage injustifié procuré à soi-même, ou de la faute de gestion. Sur ce
sujet, il serait utile de préciser cette infraction afin de mieux appréhender les décisions en
environnement complexe et de rassurer les gestionnaires publics sur le fait que la Cour a
vocation à sanctionner les dérives manifestes – les fautes – et non les simples erreurs de
gestion. L’exemple de l’ONP présenté par Raoul Briet, montre à mon sens la nécessité de
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cette définition de la faute de gestion. La CDBF parvient à la traiter pour des établissements
publics (ANPE par exemple), mais très difficilement s’agissant de l’État.
Il conviendrait également d’étendre le champ des justiciables et d’y inclure les ordonnateurs
locaux. Je n’ignore pas les réticences très fortes qui rendent cette perspective difficilement
envisageable dans le contexte actuel. Pour autant, cette question devra être traitée et il existe
peut-être d’autres pistes à explorer. Le projet de loi présenté en 2009 prévoyait ainsi que les
élus locaux puissent être attraits lorsqu’à la suite de contrôles budgétaires réalisés par une
CRC, ils n’avaient pas pris les mesures nécessaires au redressement des comptes de leur
collectivité.
Une autre piste, plus novatrice, pourrait être de dissocier la fonction d’ordonnateur de celle de
président d’un exécutif local. Il s’agirait donc de considérer que l’élu n’est pas l’ordonnateur de
sa collectivité, et que cette responsabilité doit être confiée à un agent certes placé sous son
autorité mais néanmoins susceptible d’engager sa responsabilité.
Dans l’immédiat, et sans attendre une réforme législative, je crois que nous ne pouvons pas
rester sans réaction face au constat que je viens de dresser. C’est pourquoi il me parait
indispensable, grâce aux efforts conjugués du siège et du parquet des juridictions financières,
et avec le soutien de nos collègues du conseil d’Etat qui y siègent, de redynamiser sans
attendre, à droit constant, la CDBF. Il s’agirait tout à la fois d’augmenter le nombre des
saisines, d’accélérer le traitement des affaires et de renforcer la qualité des instructions. Il
conviendrait donc de mettre l’accent sur la sensibilisation et la formation des rapporteurs de la
Cour et des chambres régionales des comptes au stade du déféré. Il faudrait sans doute aussi
y consacrer quelques moyens et développer les outils d’aide au contrôle. Il serait enfin
nécessaire de mieux communiquer sur les arrêts rendus et les sanctions prononcées, de faire
la pédagogie de la jurisprudence de la Cour, car, pour vraiment valoriser cette procédure, il
faudra d’abord en démontrer l’efficacité.
Telles sont les quelques réflexions que je souhaite livrer à la sagacité des intervenants de la
deuxième table ronde.
Je vous remercie de votre écoute.