Sort by *
Allocution de Didier Migaud,
Premier président de la Cour des comptes
Présentation à la presse du rapport public thématique
« Le suivi individualisé des élèves :
une ambition à concilier avec l’organisation actuelle du système éducatif »
mercredi 4 mars 2015
Mesdames, Messieurs,
Je vous souhaite la bienvenue ce matin à la Cour des comptes et vous remercie de votre
présence. La Cour rend public ce matin un rapport sur le suivi individualisé des élèves.
Ce rapport évoque un
défi paradoxal
, celui d’assurer la réussite de chaque élève, alors que
l’organisation scolaire obéit traditionnellement à un modèle d’enseignement uniforme. À
partir du milieu des années 1970, la France a décidé que l’ensemble des classes d’âge de 6
à 16 ans devait être scolarisé. Cette politique a rencontré un
succès quantitatif
, avec la
scolarisation de tous les élèves au sein de l'école et du collège unique. Toutefois,
les
résultats qualitatifs ne sont pas au rendez-vous
, comme en témoigne la dégradation des
performances françaises dans les enquêtes internationales.
Cette situation a conduit
la Cour à s’interroger sur la place de l’élève dans
l’organisation de l’enseignement et à s’intéresser aux dispositifs de suivi individualisé
mis en place depuis la création du collège unique.
Ces dispositifs peuvent être classés selon trois catégories :
d’une part, les dispositifs d’aide aux seuls élèves en
difficulté, que l’on appelle
«
dispositifs de remédiation
»
il s’agit de l’orientation historique de la France ;
d’autre part, les dispositifs fondés sur le volontariat des élèves ;
enfin, les dis
positifs d’individualisation destinés à tous les élèves, d’inspiration
beaucoup plus récente
l’accompagnement personnalisé mis en place en 2010 en
est le premier exemple.
La Cour a souhaité évaluer les résultats de la démarche globale d’individualisation, au
regard de l’objectif de la réussite de tous les élèves. Pour ce faire, elle a travaillé dans la
droite ligne de son rapport de 2010, intitulé «
L’éducation nationale face à l’objectif de la
réussite de tous les élèves
». Le travail de la Cour est aussi complémentaire de son rapport
de 2013 consacré à la gestion des enseignants. La juridiction analyse les dispositifs de suivi
individualisé des élèves sous l'angle de leur coût, de leur organisation, de leur pilotage, de
Seul le prononcé fait foi
2
leur évaluation, ou encore sous l’angle du processus de conduite du changement. Mais,
comme en 2010 et 2013, la Cour n’a pas souhaité «
rentrer dans la classe
». C’est pourquoi
elle n’a pas traité de questio
ns pédagogiques.
J’ai à mes côtés, pour vous exposer les résultats de cette enquête, Henri Paul, président de
chambre et rapporteur général, Sophie Moati, présidente de la 3e chambre de la Cour,
André Barbé, président de section, Caroline Régis, conseillère référendaire, et Christine
Costes, rapporteure extérieure.
Dans ce rapport, la Cour met en avant deux messages principaux :
premièrement,
alors que notre pays consacre des moyens importants au suivi
individuel des élèves, les résultats ne sont pas au rendez-vous
;
deuxièmement,
la démarche d’individualisation, hésitante et insuffisamment
pilotée, rencontre de véritables obstacles de fond pour la plupart inhérents à
l’organisation du système éducatif
.
La juridiction formule des recommandations dont la
mise en œuvre pourrait permettre de
dépasser ces difficultés.
Mais avant d’évoquer les constats et les recommandations de la Cour dans le détail, je veux
revenir brièvement sur la
méthode inédite retenue
par l’équipe de contrôle
pour traiter
d’un sujet m
al connu
.
Le
sujet
de cette enquête présente la particularité d’être
très peu étudié dans sa globalité
.
Les rapports ou études émanant des corps d’inspection et du service statistique ministériels
sont le plus souvent anciens et partiels. Ils s’intéressen
t le plus souvent à la toute première
mise en place d’un dispositif. Ces travaux ne portent que sur un seul dispositif à la fois. Et ils
n’apportent pas d’élément d’évaluation de l’efficacité.
En 2010, les inspections générales du ministère ont consacré u
n rapport à l’ensemble des
dispositifs d’aide individualisée et d'accompagnement dans le premier et le second degré.
Mais ce rapport, lui-
même centré sur la naissance des différents dispositifs, n’aborde pas le
sujet de l’accompagnement personnalisé au lyc
ée général et technologique, qui venait à
peine d’être mis en place à la rentrée 2010.
La faiblesse de l’information disponible a conduit la Cour à mettre en place une démarche
ad hoc
, destinée à recueillir des
données inédites
et à permettre de dresser des
constats
nouveaux
.
Des contrôles ont été réalisés sur pièces et sur place, en
administration centrale
, en
académie
et dans plusieurs
établissements scolaires
. L’équipe de la Cour s’est ainsi
rendue dans quatre académies : Amiens, Créteil, Grenoble et Strasbourg. Cet échantillon
représente près de 20 % de l’ensemble des élèves scolarisés en France métropolitaine. Il
présente des caractéristiques territoriales, socio-économiques et éducatives très diverses,
qui traduisent la diversité des situations existant au plan national.
Les premiers constats tirés de ces investigations ont été complétés par une
enquête
statistique en ligne
auprès de directeurs d’écoles et chefs d’établissement des quatre
académies concernées. Cette enquête, menée sur un échantillon aléatoire de 800
Seul le prononcé fait foi
3
établissements a permis d’apprécier plus précisément l'hétérogénéité des pratiques
observées lors des visites de terrain.
Enfin, la Cour a procédé à une
comparaison internationale
. Elle s’est intéressée à des
systèmes qui se sont réformé
s, dans trois pays : la Finlande, l’Autriche (
Land
de Vienne) et
le Canada (province de l’Ontario). Ils ont été retenus pour cette enquête compte tenu de
leurs résultats à l’enquête
Pisa 2012, et au regard de la variété des modèles de suivi
individuel qu’i
ls présentent respectivement.
Après ces développements liminaires, j’en viens au premier message de la Cour.
Alors que
notre pays consacre des moyens importants au suivi individuel des élèves, les
résultats ne sont pas au rendez-vous.
La France hésite
entre deux modèles d’individualisation
. Alors que les premiers
dispositifs visaient des publics en difficulté, l’ensemble des 12 millions d’élèves scolarisés est
potentiellement concerné par un ou plusieurs dispositifs de suivi individuel. Par exemple,
l’a
ccompagnement personnalisé concerne tous les élèves de sixième, soit 800 000 élèves,
et tous les lycéens, soit de l’ordre de deux millions d’élèves. L’accompagnement éducatif est,
pour sa part, ouvert à tous les élèves volontaires des écoles de l’éducation
prioritaire ou des
collèges.
Au total, ce sont près de 2 Md€ qui sont consacrés à la douzaine de dispositifs analysés par
la Cour
je reviendrai plus en détail sur cette estimation. Près du tiers de ce montant est
consacré à l’aide personnalisée à l’éco
le, 18 % environ aux réseaux d'aide spécialisée aux
élèves en difficulté (les Rased), 15 % aux programmes personnalisés de réussite éducative,
et 15 % aussi à l’accompagnement éducatif (à l’école et au collège). Les 30 % restants sont
répartis sur les autr
es dispositifs d’accompagnement, de tutorat ou de stages.
Le travail de la Cour met en évidence un net décalage entre les résultats obtenus et
les objectifs assignés aux dispositifs d’individualisation. Ce décalage est choquant,
au regard des moyens qui sont consacrés à ces dispositifs.
Vous le savez, le législateur a assigné au système éducatif des
objectifs clairs, pour
chaque génération d’élèves
:
100 % de qualification ou de diplôme au niveau de l’enseignement secondaire ;
80 % d’accès au niveau du
baccalauréat ;
et 50 % de diplômés de l’enseignement supérieur.
La non-réalisation du premier objectif compromet mécaniquement les deux suivants.
Or
les résultats de la France ne cessent de se dégrader au fil des enquêtes
internationales
, et notamment d
e l’enquête
Pisa, référence désormais consensuelle pour
les autorités et la communauté éducatives.
Selon les résultats publiés en décembre 2013,
nos performances dans le temps
n’évoluent pas –
c’est peu dire –
dans le bon sens
:
Seul le prononcé fait foi
4
le score en mathématiques a diminué de 16 points entre Pisa 2003 et Pisa 2012, ce
qui fait passer la France du groupe des pays dont la performance est supérieure à la
moyenne de l’OCDE à ceux dont la performance est dans la moyenne de l’OCDE ;
surtout, les élèves en difficulté sont de plus en plus nombreux
la part d’élèves en
échec scolaire progresse selon l’OCDE de 17 % en 2003 à 22 % en 2012 ;
le niveau des élèves en difficulté baisse
les résultats des 10 % d’élèves les moins
performants aux tests Pisa ont baissé de 23 points sur la même période ;
enfin, les 10 % d’élèves les plus performants ont eux aussi vu leurs résultats baisser
de 6 points entre 2003 et 2012 ; c’est le signe que les têtes de classe reculent
également, même si elles le font nettement moins vite que les élèves en échec
scolaire.
Évolution des résultats en mathématiques,
en France et dans l’OCDE,
entre 2003 et 2012 (enquêtes Pisa)
Cette situation témoigne de l’essoufflement de notre modèle éducatif : notre pays n’a
pas su gérer efficacement
l’hétérogénéité des publics scolaires révélée par le collège
unique.
En réalité, ce décalage mis en évidence par le rapport trouve sa source dans
une démarche
d’individualisation hésitante, dont le pilotage est défaillant, et qui rencontre des
obstacles d
e fond. C’est le second message de la Cour
.
Seul le prononcé fait foi
5
La France fait partie des derniers pays développés à avoir retenu le système de l’école
unique
, avec une loi de 1975, près d’un demi
-siècle après les États-Unis. Un constat
analogue peut être dressé pour la mis
e en place des démarches d’individualisation, à partir
de la loi de 1989, qui a fixé l’orientation d’un système éducatif plaçant l’élève en son centre.
Depuis, les dispositifs de suivi individuel des élèves se sont progressivement empilés.
La terminologie retenue est peu lisible, parfois même fluctuante
. Il est ainsi question de
tutorat,
d’aide
personnalisée,
d’accompagnement
personnalisé,
mais
aussi
d’accompagnement éducatif, de programmes personnalisés de réussite éducative, de
Rased, etc.
Ces dispositifs sont caractérisés par une couverture variable
dans le temps, selon les
niveaux et parcours, certaines catégories d’élèves ayant même été «
oubliées
». Ainsi :
l’aide personnalisée en primaire a été remplacée au bout de quatre ans par les
activités pédagogiques complémentaires ;
aucun accompagnement personnalisé n’est prévu pour les élèves des classes de
cinquième, quatrième, troisième ou de CAP ;
après que l’aide individualisée mise en œuvre en 1999 et 2010 a échoué –
il
s’agissait d’un dispositif des
tiné entre autre aux lycéens en difficulté
, le ministère a
créé un accompagnement personnalisé destiné à tous et intégré aux heures
d’enseignement normales.
Au total, le simple fait que
la France procède par dispositifs, le plus souvent extérieurs à
la
classe, et non selon une vision d’ensemble
, est révélateur de la place accordée à la
démarche d’individualisation
. Elle
demeure marginale dans le système éducatif
et ne
présente bien souvent pas d’enjeu pour les élèves ni pour les enseignants, d’ailleurs. Les
pouvoirs publics semblent hésiter entre deux modèles d’individualisation : l’un orienté vers
les élèves en difficulté, l’autre ouvert à tous. Ils sont réticents à tirer les conséquences d’une
démarche d’individualisation sur l’organisation du système éducatif et sur les missions des
enseignants.
C’est probablement ce qui explique que le ministère crée et supprime des dispositifs sans
que les raisons de fond et
leur logique d’ensemble soient explicitement exposées.
*
En fait,
le pilotage de la démarche d’individualisation pâtit de ce qu’elle n’est pas
reconnue comme une politique publique, ni même comme un objectif structurant de la
politique d’enseignement sc
olaire.
La Cour constate en premier lieu
un manque surprenant d’informations sur la mise en
œuvre opérationnelle des dispositifs
. Bien qu’il déploie chaque année de nombreuses
enquêtes de gestion spécifiques à chaque dispositif, le ministère ne dispose pas de données
statistiques fiables sur les effectifs d’élèves ou d’enseignants concernés ni sur les volumes
horaires correspondants.
En second lieu,
le ministère ne dispose pas davantage d’informations financières
consolidées sur le suivi individuel des élèves
. Dans les documents budgétaires transmis
au Parlement, le ministère sous-estime les montants qui y sont consacrés. Par exemple, les
Seul le prononcé fait foi
6
heures réalisées au titre du suivi individualisé des élèves sont comptabilisées comme
gratuites, lorsqu'elles sont incluses dans les obligations réglementaires de service des
enseignants. Ainsi, alors que les informations transmises aux parlementaires font état d’une
centaine de millions d’euros, une estimation consolidée, qui a été réalisée par le ministère à
la demande
de la Cour, s’élève à près de 2 Md€.
En troisième et dernier lieu,
les effets des dispositifs d’individualisation sur les élèves
ne font l’objet d’aucune forme d’évaluation
. Ce constat rejoint celui, plus global, que la
Cour dresse trop souvent sur les politiques publiques : les pouvoirs publics sont plus souvent
focalisés sur les annonces que sur les résultats réellement obtenus. En l’occurrence, la
prétendue impraticabilité de l’évaluation, mise en avant par le ministère, ne paraît pas
convaincante, au regard des expériences étrangères. La création récente du Conseil
national d’évaluation du système scolaire laisse espérer une amélioration dans ce domaine,
même s’il est encore trop tôt pour en juger.
Au total,
le ministère se trouve privé de réelle capacité à procéder à des arbitrages
rationnels
. En effet, il ne connaît pas le nombre des élèves concernés, ni les effets des
dispositifs sur la réussite des élèves, ni le montant global alloué à la démarche.
Le citoyen
est en droit de s’interroger sur ce qui
fonde, dès lors, les décisions de création ou de
suppression de dispositifs
, de plus en plus fréquentes depuis dix ans.
En réalité, le suivi individualisé des élèves ne peut réellement irriguer le système
éducatif français sans des évolutions significatives de celui-ci
.
Tout d’abord,
l’organisation actuelle de l’enseignement présente des caractéristiques
incompatibles avec la démarche de suivi individualisé
:
le temps de service des enseignants obéit à une logique hebdomadaire uniforme ;
le travail en équipe est faible, dans le premier comme dans le second degré ;
la tradition disciplinaire est prééminente dans le second degré ;
la prise en considération du suivi individualisé des élèves dans les obligations de
service des enseignants est insuffisante dans le premier degré, et inexistante dans le
second.
Par ailleurs,
la
formation
à
la
démarche
d’individualisation
est
notoirement
insuffisante
, pour les enseignants comme pour les responsables d’établissements et
d’écoles. Les besoins de formations initiale et continue apparaissent très nettement à l’issue
de l’enquête statistique de la Cour, mais aussi dans les comparaisons internationales
menées par l’OCDE. Ces besoins portent aussi bien sur le diagnostic des besoins des
élèves, que sur les pratiques éducatives.
Enfin,
les manques observés dans la conduite du changement compliquent, voire
rendent impossible, toute appropriation
par les acteurs chargés de sa mise en œuvre.
Une réforme succède à une autre à un rythme important, avec des calendriers de mise en
œuvre toujours précipités, avec un accompagnement souvent insuffisant. Ainsi, pour ne
prendre qu’un seul exemple, au lycée, alors que l’accompagnement personnalisé avait
démarré en septembre 2009 dans la voie professionnelle et en septembre 2010 dans la voie
générale et technologique, ce n’est que fin mai 2011 qu’un séminaire sur l’accompagnement
personnalisé a été organisé, et en septembre 2012 que des ressources pédagogiques ont
Seul le prononcé fait foi
7
été mises en ligne pour guider les enseignants. Lorsque la Cour a observé une véritable
démarche d’individualisation de l'enseignement au profit des élèves, dans l’esprit des textes,
ces initiatives résultaient toujours de conditions locales particulièrement favorables. Dans
ces cas, les rapporteurs ont notamment relevé une c
apacité d’entraînement remarquable de
la direction, la bonne volonté des équipes et l’investissement exceptionnel des acteurs
impliqués.
*
En conclusion,
l’approche retenue par les pouvoirs publics pour le suivi individuel des
élèves est révélatrice des difficultés trop souvent rencontrées par nos politiques
publiques
. En se focalisant davantage sur les annonces que sur les résultats réellement
obtenus, les pouvoirs publics ont empilé de nombreux dispositifs, sans cohérence globale,
sans véritable pilotage opérationnel et financier et sans que la conduite du changement soit
à la haute des enjeux.
La Cour a relevé des situations locales où les résultats obtenus du suivi individuel sont
réellement exceptionnels, surtout lorsqu’ils sont comparés avec le bilan national [à l’image
de trois collèges visités respectivement dans les académies de Grenoble, Strasbourg et
Créteil]. Mais ces situations relèvent encore trop souvent de la culture de l’exploit.
Seule une
refonte substantielle du système éducatif permettra que ce type de démarche relève
de la norme.
Seule une telle refonte permettra d’obtenir les effets escomptés de la
démarche d’individualisation, en termes de résultats des élèves, ainsi qu’en termes
d’efficacité et d’efficience globale.
La question posé
e n’est pas celle d’une réduction des moyens mais bien celle de résultats à
la hauteur.
Le temps est venu de mettre fin au décalage observé entre l’ambition
affichée et la modestie, voire la médiocrité, des résultats obtenus. La poursuite de
l’ambition fix
ée et réitérée par le législateur de la réussite de tous les élèves ne pourra
être conduite sans un renforcement net de la capacité à conduire le changement au
sein du système éducatif
.
C’est ce à quoi tendent les recommandations de la Cour, qui se
déduisent aisément des
constats dressés : mettre fin aux hésitations entre modèles d’individualisation, renforcer le
pilotage de la démarche globale et surmonter les obstacles de fond inhérents à l’organisation
du système éducatif. Je vous remercie de votre attention et me tiens à votre disposition,
avec les magistrats et rapporteurs qui m’entourent, pour répondre à vos questions.